Douze nouvelles ou contes, venus du Kerala (sud-ouest de l'Inde).
Des récits du quotidien sur fond de lutte contre les injustices (Au
paradis des nigauds, La maison vide, La faim) qui la plupart du temps évoquent
une rencontre, une relation amoureuse, un couple heureux ou malheureux. Au-delà
de la psychologie et des sentiments qui portent les personnages, la description
des toilettes des femmes plus évocatrices les unes que les autres, celle
des corps, des parfums et des saveurs, dégagent une vraie sensualité
et, parfois, une légère tendance à glisser vers l'irréel
(Par une nuit de pleine lune).
Mais il arrive aussi que le drame affleure (Shashinas, Les curs accordés,
La faim, Le remède), social ou plus personnel. Ainsi la séparation
par la mort paraît-elle, dans la nouvelle Les Coeurs accordés
où l'auteur aborde la question des conflits intercommunautaires de l'Inde
à travers l'histoire de deux amants de confessions différentes,
la seule issue possible.
Mais, au-delà de sa singularité, chacune de ces histoires se
veut aussi témoin d'une société figée dans ses traditions
ancestrales, violente. Un fléau dont tous sont victimes et que l'auteur
critique de façon souvent humoristique mais sans détours, dénonçant
le danger qu'elles représentent, illustrant leur nocivité sur
les relations interindividuelles et sociétales.
Si dans Le Talisman, l'auteur se moque gentiment de la superstition par
le biais d'un homme chauve prêt à tout pour faire repousser ses
cheveux, il sait se faire plus grave en narrant les difficultés rencontrées
par ceux qui se trouvent rejetés en marge par leur naissance ou leur
misère mais aussi ceux qui, poètes ou peintres, osent revendiquer
au nom de l'art leur liberté (La maison vide, L'empreinte, Le premier
baiser). Parmi les barrières érigées pour dresser les
individus les uns contre les autres, aussi, en bonne place avec l'argent et
les castes, la couleur de peau et la religion.
"Hindous, Musulmans et Sikhs s'y comportent comme des bêtes sauvages,
se jettent les uns sur les autres, se déchirent à belles dents
et se délectent de la mort de leur ennemi. Toute la confiance qui a pu
exister un temps entre eux est détruite et leurs cultures sont devenues
inconciliables. À croire que la situation n'a pas évolué
d'un iota en plusieurs siècles, depuis l'époque où les
querelles se réglaient dans le sang. Tueries de vaches, disputent linguistiques,
tout est bon pour alimenter le feu du sacrifice que réclame l'expression
de leur rivalité. [
] si les hindous moissonnent dix têtes
musulmanes, les musulmans devront décapiter onze hindous en mesure de
rétorsion. La victoire s'évalue aux points, un par tête
coupée." (Les curs accordés)
La politique a également ici une place prépondérante.
On y sent la patte de l'auteur, militant lui- même au sein du mouvement
de lutte pour l'indépendance, ayant vécu de l'intérieur
la camaraderie fraternelle et la prison.
"Il connaissait l'existence sous ses aspects les plus éprouvants
de misère, de souillure et de soumission, car il était né
dans une famille très pauvre. Rien d'étonnant à ce que
son programme d'action ait eu pour maîtres mots beauté, santé
et liberté. [
] Le pays était alors gouverné par des
blancs. Ils avaient soumis des rois à la peau brune qui avaient eux-mêmes
réduit les petites gens en esclavage. Alors, qu'un de ces êtres
insignifiants, qui plus est très sombre de peau, se mette à parler
politique, qu'elle inconvenance !" (L'empreinte)
Vaikom Muhammad Basheer, ce "Maupassant indien" comme le décrit
son éditeur assez justement, enchaîne ses historiettes tour à
tour cocasses ou graves avec une vivacité chaleureuse et colorée,
en toute humanité, pour nous ouvrir les portes secrètes de son
pays, de son histoire, de ses habitants, de sa magie et de ses douleurs.
C'est, en ce faisant, un voyage passionnant qu'il nous offre.
"Que tous les bonheurs vous sourient", selon la formule récurrente
utilisée par l'écrivain pour finir ses contes
Dominique Baillon-Lalande
(17/05/12)