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Georges-Olivier CHÂTEAUREYNAUD

L'autre rive

Nous sommes à Ecorcheville, sur les bords du Styx, mieux connu pour être le fleuve des morts. Tout y est presque normal. Il pleut des salamandres, l'esclavage n'a pas été aboli, des automates permettent aux citoyens désespérés de se suicider, les fils de famille roulent à tombeau ouvert sur la corniche d'une Riviera désaffectée. Mais là comme partout ailleurs, les ambitions humaines animent les habitants d'un univers qui pourrait être le nôtre. Dans la cité des secrets et des mensonges, hérissée de tourelles gothiques, gouvernée par deux clans, Benoît Brisé rêve. Fils adoptif élevé en solitaire, il cherche son père. Cette quête intime lui fera rencontrer l'amour, apercevoir Charon le passeur du fleuve, habiter des palais, se lier d'amitié avec un faune trop affectueux. Au terme de ce voyage à la recherche de lui-même, Benoît saura que son destin était inscrit depuis toujours.

Georges-Olivier Châteaureynaud nous offre ici un roman-monde : ressemblant et différent, tendre et tragique, qu'on arpente avec jubilation.

(4e de couverture, éditions Grasset)



"Je suis de ces auteurs auxquels la réalité immédiate ne suffit pas. Mon système littéraire repose sur la confusion : confusion entre le passé et le présent, l'imaginaire et le réel, l'intérieur de la tête et l'extérieur, la veille et le sommeil, etc. Je crois que cette confusion généralisée marque spécifiquement la littérature et l'art fantastiques."
Ces propos de Georges-Olivier Châteaureynaud dans l'entretien présent sur notre site illustrent parfaitement l'univers de L'autre rive.
La confusion y règne entre l'imaginaire et le réel mais une confusion parfaitement maîtrisée qui crée un climat où l'on trouve vite ses repères, où l'on suit sans difficulté Benoît Brisé, l'adolescent en quête d'identité, où l'on est sans cesse sous le charme de l'écriture de l'auteur.
Benoît Brisé, 17 ans, vit à Ecorcheville avec Louise, sa mère adoptive, dans une grande maison abîmée par le temps. Louise a été chirurgienne mais son hygiène douteuse et ses ongles souvent noirs ont posé quelques problèmes et elle s’est orientée vers la taxidermie où les conséquences pour les patients sont moins dramatiques. Une femme toute préoccupée par ses activités mais attentive, à sa manière, au bonheur de Benoît.
Quand il insiste, elle lui révèle que sa mère biologique est une chanteuse lyrique, Lola Balbo, toujours par monts et par vaux. Mais pour ce qui est du père, le mystère reste entier. Antoine Brisé a épousé Lola mais n’est pas le père de Benoît. Cette quête de l’identité du père constitue un des fils conducteurs du roman.

Un autre fil est la gestion de cette étrange ville par trois familles, les Propinquor (dont est issu Superbe, le maire actuel), les Bussettin et les Estéral.
Benoît a deux amis inséparables, Onagre Propinquor et Alexandre Bussettin surnommé Cambouis pour ses talents en mécanique. Les trois ados s’entendent à merveille pour occuper le temps où ils échappent au lycée. Les rivalités de familles les amusent mais les concernent peu. L’identité du maire qui succèdera un jour à Superbe Propinquor est le moindre de leurs soucis.

La vie sentimentale de Benoît n’est pas simple. La fougue avec laquelle la tendre Géli le poursuit lui semble parfois agréable mais souvent encombrante. Il préfèrerait être aimé par Fille de Personne (une orpheline en quête, elle-aussi, d’identité paternelle) mais elle est amoureuse d’un autre. Le cœur a ses raisons que la raison ignore.

Tous les personnages de ce « roman-monde » nous paraissent vite familiers. On les voit se rencontrer, se chercher, s’aimer, se détester, on les suit dans leurs errances, on partage leurs émotions.

Et tout cela dans un univers à la fois proche et différent du nôtre. Ecorcheville est au bord du Styx et de l’autre côté, sur « l’autre rive », il y a un pays mystérieux qu’on ne peut aborder, ni même apercevoir tant les brumes sont toujours épaisses. Ceux qui tentent l’aventure n’en reviennent jamais.
Phénomène étrange, les nuages qui viennent de l’autre rive provoquent des pluies peu ragoûtantes.
« On avait vu pleuvoir des mouches mortes, des vers de terre vivants, des averses d'asticots qui blanchissaient le sol comme une neige grouillante et infecte, des sauterelles, des lézards, des crevettes, de petits poissons volants aveugles, des papillons aux ailes fripées et gorgées d'eau, dont les ocelles détrempés coulaient comme du fard aux yeux de femmes en pleurs. D'autres jours, c'étaient des rafales de batraciens, depuis des têtards ou de minuscules grenouilles qui s'abattaient en crépitant et criblaient murs et chaussées de macules sanglantes, jusqu'à de vrais crapauds assez lourds pour briser une vitre ou assommer un passant, et qui libéraient en s'écrasant leurs entrailles mêlées au venin de leurs verrues éclatées. On ne s'étonnait pas de telles intempéries. On ne s'attardait guère à les commenter. Après l'orage, les services de la voirie nettoyaient promptement chaussées et trottoirs, les éboueurs effectuaient des tournées spéciales pour collecter les bestioles. »
La faune qui parvient de temps à autre à émerger du Styx n’est pas ordinaire non plus et un musée lui est consacré où cohabitent diverses espèces (sirène, faune, centaure…) que nous connaissons par les légendes mais dont nous avons rarement l’occasion d’observer un spécimen vivant.

« Roman-monde » mais aussi « œuvre-univers » car nous retrouvons ici les grands thèmes chers à l’auteur. Le passage vers la mort, le voyage des âmes, l’interrogation sur ce qu’on trouvera de l’autre côté. La relation mère-fils et la quête de l’identité du père. La transition difficile, chaotique, parfois impossible, de l’enfance à l’âge adulte : tentation du suicide, prises de risques inconsidérées, morts plus ou moins accidentelles… Tout cela sans pathos, avec toujours la petite touche d’étrangeté, de tendresse ou d’humour qui séduit le lecteur.

Une œuvre-univers, aussi, pour les nombreux clins d’œil aux écrits précédents, des lieux, des personnages, des images, qu’on a croisés ici ou là, dans une nouvelle ou un roman. Un jeu de pistes pour les fidèles, d’étonnantes rencontres pour les nouveaux lecteurs : un marché aux esclaves, une machine à fusiller, un homme qui vole, un singe savant, des filles nommées Alcyone et Betelgeuse… Le lycée d’Ecorcheville porte le nom de l’écrivain Mathieu Chain, héros d’un roman éponyme paru il y a près de trente ans, et une place de la ville rend hommage au mystérieux Cornélius Farouk.

La lecture de ce gros roman est un voyage, une aventure, une suite ininterrompue de rencontres et d’événements étranges, où on accompagne Benoît en partageant ses interrogations, ses recherches sur son origine, ses moments de plaisir et de détresse, ses rêves de gloire et d’amour, ses amitiés, ses instants de doute ou de colère, ses humiliations et ses réussites, son existence à la fois brouillonne et déterminée dans un monde qui ne l’étonne pas puisqu’il y est né. C’est sans doute pour cela qu’Ecorcheville nous semble à la fois fantastique et familière. Tout l’art d’un grand auteur !

Serge Cabrol 
(25/09/07)    



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Lectures








Grasset

(Août 2007)
647 pages - 22,90 €



Le Livre de Poche
(Avril 2010)
734 pages - 8 €



Zulma

(Octobre 2017)
750 pages - 9,95 €









G.-O. Châteaureynaud,
né en 1947, nouvelliste et romancier, prix Renaudot 1982 et Goncourt de la Nouvelle 2005, est l'auteur d'une trentaine de livres.

Bio-bibliographie sur
Wikipédia




Vous pouvez lire
sur notre site

un entretien avec
G.-O. Châteaureynaud


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