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Caryl FÉREY / Sophie COURONNE

Fond de cale / La décalcomanie



Caryl Férey a inauguré une nouvelle collection L'invitation au noir avec Sophie Couronne, son ancienne complice du Poulpe (D'amour et dope fraîche). Deux auteurs, deux longues nouvelles chacun. Ceux-là pratiquent aussi le duo pour des pièces radiophoniques pour France Culture.

Les deux textes de Caryl Férey, qui laisse provisoirement ici de côté sa valise de voyageur à l'affut du monde et de ses désordres pour s'habiller de façon plus intimiste, sont des reprises. L'âge de pierre, excellent, drôle et touchant, avait déjà été présenté sur ce site à sa sortie chez le même éditeur en 2006 dans la petite collection La maitresse en maillot de bain.
L'autre, Fond de cale, avait été publié en 2004 aux éditions Autrement dans un recueil collectif aujourd'hui épuisé, Brest, l'ancre noire. Une excellente idée pour ceux, comme moi, à qui ce texte court avait échappé.
Marie, 19 ans, malmenée par la vie, revient sur les traces de son premier amour, dans le Brest de son adolescence. Elle avait rencontré Pierrot à dix-sept piges dans un concert de rock. L'artiste peintre étrange et marginal, moitié docker, moitié étudiant aux Beaux-Arts, repérait des décors urbains les plus improbables pour y coller les gigantesques affiches qu'il peignait en correspondance. L'ancien atelier à l'abandon, elle se lance à la poursuite de son fantôme sur les docks, dans les bistrots du port, jusqu'à ce qu'Alain, vieux copain de Pierrot, apprenne à Marie que l'artiste est parti squatter plusieurs mois à Pontaniou. Pompom disaient les intimes pour cette prison qui était autrefois « une des plus sordides de l'Hexagone ». La jeune fille s'y précipite donc pour trouver le message qu'il n'a pu manquer de lui laisser avant de partir en voyage à Berlin, Belgrade, Budapest ou Beyrouth comme le lui a indiqué Alain fort imprécisément. « B... comme baise et brute » pense Marie. Sur les portes, quelques traces de collages et des lambeaux de papier pourrissant sur le sol humide. « Pierrot était là, en morceaux ». Alors Marie s'installe là, avec son sac de couchage et ses maigres réserves, s'acharne à ramasser et sécher les fragments d'affiches, les assemble façon puzzle dans l'espoir d'y déchiffrer un signe de lui. Seule une mouette blessée vient chaque soir rompre son isolement et partager son whisky et son pain. Deux agonies en parallèle.
Si l'auteur glisse ça et là quelques indices sur le drame qui a séparé le peintre et sa toute jeune admiratrice, il ne dissipe jamais vraiment le flou qui entoure les deux personnages. Là n'est pas l'essentiel. Ce n'est pas à une histoire d'amour ou au récit d'un fait divers qu'il nous convie ici mais, avec un style et une force d'évocation efficaces, à une errance urbaine poétique, trouble et désespérée. Un noir profond.

Ensuite vient le tour de Sophie Couronne, régisseur son ou écrivain selon les rencontres.
Son texte, La décalcomanie, s'ouvre sur le suicide de Zita, quinze ans, scooter contre camion. Mais le sort en décide autrement et la gamine s'en sort. Alors elle se raconte. Une vie bien réglée dans le monde clos de la caserne où œuvre le père. « La caserne c’est une sorte de bulle étanche, loin de la vie civile, laquelle n’est peuplée que de dangers, d’irresponsables et de gauchistes. » En attendant les points de chute se succèdent les uns aux autres. Enfance sans attaches. Mais le clan familial père, mère, sœur, n'en est pas soudé pour autant. Elle, la mère, une Folcoche des temps modernes qui ne voit dans ses enfants qu'une entrave, un poids, n'a rien de la madone protectrice. L'autorité ne résout pas tout et il y a dans ce monde clos autant d'ados en difficulté qu'ailleurs. Zita, la surdouée, l'enfant précoce, cumule les problèmes relationnels. « Parce que je suis rouquine, en plus d’avoir des hormones en état de marche beaucoup trop tôt, et des petites cellules grises qui carburent beaucoup trop vite pour mon âge. Je les accumule, c’est sûr. Je suis une chierie. » Difficile d'être différent. Zita déteste la religion, la couleur beige, les autres, elle-même aussi souvent. Son seul refuge est la lecture, à outrance. Mais puisque la mort n'a pas voulu d'elle, on va voir ce qu'on va voir...
Des portraits, d'elle, des siens, tracés d'une plume alerte et acérée, se dessinent, féroces et sans concessions, fins, précis et parfaitement maitrisés.

Dans Djeddah, deuxième nouvelle de Sophie Couronne, on retrouve Zita, devenue adulte. Elle est ingénieur du son et le récit la reprend dans une autre passe difficile : une peine de cœur. Elle est contactée pour l'animation du mariage du fils d'un millionnaire d'Arabie Saoudite, un banquier. Quatre autres filles ont été recrutées pour assurer les divers aspects techniques du show nuptial. Une escale à Vienne, quelques soucis de papiers, une Rolls et un hébergement impromptu chez un consul bien émoustillé par tant de chair féminine, et les voilà parvenues en plein désert. Farid, le bel accompagnateur les abandonne là, au seuil du quartier des femmes. La fête est somptueuse, la musique de qualité mais, à la pause, la vidéaste du groupe, une prétentieuse sotte, sûre de ses charmes et fascinée par tant de richesse, ne réapparaît pas...
Du rythme, de l'exotisme, du suspense, un scénario bien mené, des personnages savamment croqués, un choc culturel envisagé sans parti pris, il y a ici tous les ingrédients pour un court polar réussi... avec un clin d'œil non dénué d'humour, à la clef.

Caryl Férey et Sophie Couronne nous offrent là un exercice à deux têtes parfaitement réussi. Des portraits forts en bouche dans lesquels le lecteur descelle vite une parenté naturelle : celle d'êtres en marge, sensibles et cabossés que portent leurs questionnements, leurs blessures, leurs errances mais aussi leur énergie, leur hargne et leur humour.
On y prend du plaisir, en se disant que ce recueil-là a tout pour séduire intelligemment nos adolescents inquiets et faire débat.
Un parti pris, une idée originale qui, pour ce premier essai, fonctionne bien et éveille la curiosité pour les titres à venir.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/05/10)    



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Noir & polar









Editions Après la lune
L'invitation au noir
144 pages - 9,99 €





Photo © Wikipedia / J.-M. David

Caryl Férey


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