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Pascal GARNIER


La Théorie du panda



Tout commence un dimanche d'octobre, quand il débarque d'un train dans une petite ville de Bretagne, dans l’arrière-pays morne et gris, si banal que l'auteur en taira le nom même. D’où vient ce type énigmatique, que cherche-t-il ? Qui est vraiment ce Gabriel qui semble partager avec l'ange du même nom la vocation d'aider les autres ? Pour l'instant, il pose son sac de voyage dans le premier hôtel venu et très vite sympathise avec Madeleine, la réceptionniste avenante, ni laide ni jolie, mais assez seule pour provoquer son intérêt. Grâce à la qualité de son attention et par un de ces repas inégalés dont il a le secret, Gabriel parviendra dès le lendemain à égayer la vie de cette belle qui s'ennuie et rêve d’une île inaccessible. « Nous nous connaissons à peine et pourtant, à cinquante centimètres l'un de l'autre nous allons saliver, mâcher, déglutir ensemble de la viande, des légumes, du pain. Ton corps et mon corps vont partager la même volupté. Le même sang coulera dans nos veines. Ta langue sera ma langue, ton ventre sera mon ventre. C'est un rite ancien, universel, immuable » développe-t-il intérieurement devant son foie de veau aux petits oignons. Mais quand la femme encore jeune s'offre à lui, il se réfugie dans la cuisine et esquive. c’est apparemment plus la satisfaction du palais que le plaisir de la chair qu'il recherche.

Madeleine ne sera que la première d'une longue série, car de rencontres en mets partagés, une empathie immédiate et forte s'installe entre ce nouvel arrivant et ceux du village et c'est avec tous les esseulés qu'il croise au gré de ses déambulations que Gabriel arrive quasi systématiquement à tisser des liens. Avec sa façon d'écouter, de se rendre utile, il parvient à s'immiscer dans la vie des autres sans éveiller leur méfiance. « Vous entrez dans leur vie comme ça, l’air de rien. On dirait que vous êtes partout chez vous. […] Vous me donnez le vertige, c’est tout. Vous n’êtes nulle part et partout en même temps » lui dira justement Madeleine un soir.

Obstinément, Gabriel viendra ainsi au secours de José, le patron du Faro qui ne fait plus restaurant depuis que son épouse hospitalisée pour une intervention bénigne s'est retrouvée dans le coma. Puis ce sera au tour de Marco et Rita, deux paumés entre alcool et coke, échoués ici en vue de l'héritage du père de l'occasionnel souteneur. L'ange les tirera quelque temps d'affaire en faisant l'acquisition d'un superbe saxophone volé au paternel qui s'accroche indûment à la vie. L'objet encombrant fera ensuite le bonheur de la petite fille de José et Gabriel, un peu plus tard, jouera les médiateurs entre la demi-pute, junkie mais attendrissante – « Quand tu dors avec un homme pendant des années, même si c'est le pire des enfoirés, tu l'as quand même vu au moins une fois, accroché à ton sein comme à une bouée, si petit, si fragile, si vulnérable... Je sais que c'est bête, mais dans ces cas-là, on pardonne tout. » – et son maquereau de pacotille qui, se rêvant parvenu, l'a plaquée sans élégance.

Gabriel a un besoin maladif de voir les gens heureux. «  – Love me tender, love me sweet, never let go – c'est la musique générique de fin. Les lumières du restaurant s'éteignent une à une. On paie son addition, on va digérer sa viande et ses frites, cuver sa bière où l'on veut, où l'on peut. Demain est un autre jour. » Pareil à l'énorme panda en peluche, gagné au stand de tir à la fête foraine et échoué sur le comptoir du bar, impassible témoin au sourire béat, bras grand ouverts, Gabriel, de façon désintéressée, ne juge pas, ne pose pas de question, donne sans rien demander en retour et s’offre à qui veut le prendre, sans discrimination. C'est un ange gardien mystérieux et solitaire, dépositaire de la souffrance des autres, qui tente, avec discrétion et souvent avec succès, de les adoucir. Alors, en cet instant-là, il est satisfait et souhaiterait « que tout s'arrête là, maintenant, quand tout est bien, pour toujours. Gabriel voudrait les convaincre d'en rester là, de ne plus faire un geste, dire un mot. Parce qu’il sait. Lui, il sait. »

Notre homme aime marcher dans la ville, au hasard et en chemin il croisera aussi, le temps d'une conversation, des êtres étranges et décalés comme François Dacis le paranoïaque aviaire, une vieille dame qui a tué le sale cabot de son défunt mari en faisant accuser le voisin ou le cordonnier chez qui il fera l'acquisition d'une paire de lacets "de collection" et qui, dans sa clientèle, compte un dénommé... Marcus Malte.

Mais cet inconnu qui reçoit les confidences de tous, relativement banal, presque transparent, ne livre rien de lui-même, élude toutes les questions quant à sa vie et son passé et semble refuser d’être le propre acteur de son existence. Le lecteur finit par s'inquiéter de cet être aussi vide que généreux et de cette toile qu'il tisse ainsi entre tous les personnages. D'autant que des incises en italiques, entre cauchemars et souvenirs, violentes toujours, dessinent au fil du récit une strate souterraine à la narration qui brouille l'auréole de l'ange en insinuant comme un malaise. Effectivement, au hasard des situations, ces flash-back, savamment distillés, dévoileront un passé qui a marqué Gabriel à jamais. Le bonheur, l'ange l’a connu auprès de son épouse Juliette, de sa petite Blandine tant adulée, autrefois, avant le drame, et il s’y est brûlé les ailes. Irréparable chute d'Icare. Des horreurs à transformer un homme en démon, un ange gardien en vampire du malheur d'autrui ou en agent du bonheur éternel ? Il faut attendre la fin pour en apprendre davantage. Le portrait de l' « énigmatique étranger » devient alors plus nuancé, plus fascinant, troublant. L'histoire s'assombrit et prend des allure soudain plus inquiétantes et dans leur innocente simplicité, les personnages semblent frôler des précipices insoupçonnés. Ça fait froid dans le dos, le tout ronronnant dans une atmosphère assez asphyxiante. Dans les dernières pages, Gabriel pissera sur des herbes folles, rachitiques et sans charme, qui « ne sont pas comestibles et ne feront jamais de jolis bouquets. A l'instar de l'humanité, une grande partie de la création est totalement inutile. Ce sont pourtant ces espèces-là les plus résistantes, on peut leur pisser dessus à l'infini. » L'ange exterminateur n'est pas loin car « on ne survit pas au bonheur, c'est une fatalité ».

Une fois de plus, Pascal Garnier déploie tout son savoir-faire. D'ellipses en sous-entendus il nous ballade dans son roman où la tendresse le dispute à la dérision dans un désespoir jubilatoire. Son personnage d'ange déchu est étrange et ambigu à souhait. Mais s'il nous entraîne à la frontière du conte philosophique, le Bien et le Mal n'étant que les deux facettes d’une même pièce, il prend soin de rester toujours à la limite sans jamais la franchir. La noirceur est bien là mais assourdie, comme anesthésiée par un pessimisme tranquille et face au drame latent, l'auteur nous joue le blues des petites vies engluées dans leur quotidien, des êtres sans destinée condamnés par une déliquescence généralisée. Tout cela est cuisiné à la sauce aigre-douce de l'humour (caractéristique qui lui a valu en 2006 un prix de l'humour noir) et sur sous-couche de violence, d'autant plus terrible qu'elle est sans motifs vrais, souvent exercée sur des individus sans défenses et parfois mise en œuvre par des presque encore enfants. Je tairai ici, pour laisser la surprise au lecteur, les paroles de l'ange, page 147, sur le drame qui l'a frappé et ses auteurs, mais elles sont de celles qui comptent et pèsent lourd. Superbes !

Un roman fort au style épuré avec des petites phrases simples, brèves, percutantes, des dialogues enlevés et un sens de la formule qui fait mouche. Un personnage qui vous poursuit longtemps pour un livre attachant et magnifiquement efficace.

Dominique Baillon 
(19/02/08)    



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Editions Zulma

174 pages
16,50 €









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