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Hubert MINGARELLI


La promesse



Il était une fois au bord de la Baltique, Fedia et Vassili, deux jeunes matelots qui s’étaient fait une promesse.
Des apprentis de l’école de mécaniciens maritimes qui, pour supporter le froid et la rigueur déshumanisée de la formation militaire, s’étaient inventé des feux de joie sur la plage, y réchauffaient des conserves, bricolaient un avion miniature pour le faire voler dans le couloir étriqué menant au dortoir. « Tu vois, regarde-le. Il ne sait pas si nous cherchons à être subversifs en construisant un avion dans une école de la marine ou si nous sommes encore des gosses. » Ensemble, de moments d’amitié partagés en petits bonheurs, de confidences et désirs naissants pour les Polonaises du bordel voisin en rêves de voyages lointains, ils étaient invulnérables. Leur seule crainte était cette séparation qui les guettait lorsqu’ils embarqueraient, chacun, nécessairement, de leur côté. Peut-être, s’ils parvenaient l’un et l’autre à être bien classés, pourraient-ils choisir des bâtiments naviguant dans les mêmes eaux, mais, quoiqu’il en soit, ils s’étaient promis de ne jamais s’oublier et de se revoir, toujours.
« Toi tu t’envoles par-là, et moi je m’envole par-là, dit-il. Non, c’est trop tard. A partir de maintenant c’est impossible. C’est terriblement mystérieux, mais c’est la vérité. [...] Toi et moi, nous ne serons plus jamais loin l’un de l’autre... »
« On n’oubliera pas cette nuit. [...] Je serai avec toi, mon vieux, d’une manière ou d’une autre. Je saurai où tu navigues parce que je saurai sur quoi tu t’es embarqué. J’aurai toujours un œil sur le temps qu’il fait où tu navigues, et je penserai à toi quand ça soufflera comme cette nuit. »
L’amitié entre ces garçons à peine sortis de l’adolescence, presque semblable à un amour contrarié par le poids de l’institution, était absolue, profonde, viscérale. La promesse de fidélité éternelle qui les unissait les rassurait quant à la solitude à venir. Tous deux y ont cru, très fort. Mais quand, après des mois de navigation, leurs bateaux se croiseront, la réalité sera bien différente de ce que Fedia avait pu imaginer.
« Dix jours en mer ressemblaient à un seul. [...] Ils s’étaient trompés en pensant connaître les endroits où les bateaux de l’un et l’autre navigueraient. Seuls les officiers supérieurs connaissaient les mouvements des navires. D’ailleurs Fedia ignorait où lui-même se trouvait sur la mer. [...] Le ravitailleur passa assez près pour qu’il pût enfin et avec certitude lire sur sa coque. Et tandis que l’instant d’après il grimpait les froides échelles en acier vers le local des transmissions, une voix à l’intérieur de lui chantait. [...] Vassili lui avait dit au téléphone comment se rendre à la passerelle par l’arrière car, c’était là-haut qu’il était. [...] Il avait la bouche grande ouverte pour sourire et respirer en même temps. [...] Vassili était assis par terre à l’autre bout, entre deux autres gars qui levèrent les yeux sur Fedia et lui firent un signe de tête amical et Vassili alors se redressa en s’appuyant sur l’épaule de l’un des deux et se dirigea vers lui. Et avant même qu’il eût fini de traverser la passerelle jusqu’à lui, Fedia sut qu’il avait l’âme et le cœur brisés. En un instant et un regard, il le comprit. »

Cette histoire, le lecteur la découvre à travers les souvenirs de Fedia lors d’un voyage solitaire en barque. Il navigue sur le lac puis sur la rivière jusqu’à sa source comme on remonte le temps avec, dans sa poche, une petite boîte en carton fermée par un élastique qui renferme ce qui lui reste de son ami d’autrefois. « La femme de Vassili écrivait peu de chose. Elle ne disait pas pour quelle raison Vassili s’était tué ni comment il l’avait fait, mais de toute façon comment le dire ? Il ignorait comment elle avait trouvé son nom, et il l’ignora toujours. » Il a une mission douloureuse à accomplir : trouver l’endroit idéal, en écho à cette plage où ils ont vécu les moments les plus forts de leur amitié, pour éparpiller les cendres de Vassili. Une manière de renouer les fils de leur histoire mais aussi de se délester de ce sentiment d’abandon qui ne l’a jamais quitté. « Chaque coup d’avirons le rapprochait de l’endroit où naissent les eaux, là où tout commence. [...] Il comprenait que c’était là-bas qu’il allait, sans voir pourtant l’étrave fendre l’eau, sans presque sentir qu’il avançait. » De la perte de cet ami, perçu comme un frère ou un double, Fedia est resté amer mais le mot "trahison" jamais ne sera dit et la douleur est aujourd’hui ancienne. La quête de l’endroit propice pour accomplir sa mission en déclenche subrepticement une autre en parallèle, celle du personnage lui-même qui cherche à la fois à savoir qui était vraiment Vassili et qui il est lui-même. Des rencontres parfois viennent rompre le cours de ses pensées et pour l’accompagner, l’image de son fils si présente, lumineuse comme un bonheur présent et à venir.
Un voyage initiatique et libérateur qui permettra à Fedia de tourner définitivement la page de l’adolescence pour reprendre, grandi, le cours de sa propre vie d’adulte et de père.

Il se passe ici bien peu de choses et Hubert Mingarelli, qui privilégie l’art d’évoquer à celui de raconter, prend grand soin de ne pas laisser se glisser le moindre mot inutile. C’est donc à partir de ces presque riens qui ont pesé si lourd au cœur de Fedia, que prend corps cette relation entre les deux garçons. C’est entre les mots, dans les silences et les gestes simples que l’essentiel se joue et se laisse deviner. Ce sont les émotions, les instants qui font lien. L’auteur dans une langue sobre, épurée mais magistralement évocatrice, s’immisce au plus près des sentiments de son personnage pour en débusquer avec humanité et pudeur les fêlures. En se faisant chasseur de souvenirs et d’inquiétudes, il nous révèle l’intime d’un être timide, empêtré dans ses rêves, inapte à affronter le tumulte du monde. Fedia est un gamin qui n’a pas su ou pas pu grandir. Semblable en cela à tous les personnages de Hubert Mingarelli, il semble alors avancer dans la vie le plus discrètement possible pour ne déranger ni le silence ni l’ordre des choses. « Il passa facilement au large des premières barques. Les pêcheurs qui lui tournaient le dos ne l’entendirent même pas. A présent il avait dépassé la moitié de la flottille, presque invisible et sans bruit, comme un fantôme. »
Exceptionnellement, Hubert Mingarelli abandonne ici la linéarité du récit avec unité de temps et de lieu à laquelle il nous avait habitués, pour nous offrir une histoire à deux volets. Celui, au présent, du voyage au fil de l’eau, quête ultime de l’identité et réalisation de la promesse, celui, au passé et à travers les souvenirs du personnage, des sources mêmes de cet engagement et de cette fraternelle amitié.
Quand, durant sa mission, l’homme dans un rapport quasi-charnel avec son environnement aquatique se laisse porter par ses réminiscences et guider par son instinct, le temps s’étire, l’instant prend toute sa mesure et cela confère à l’ensemble des accents de sérénité voire d’éternité. Un écho peut-être à celle que les deux jeunes gens avaient naïvement et vainement tenté de conquérir, autrefois, par leur promesse.

On retrouve dans La promesse les thèmes caractéristiques de l’auteur – enfance, solitude, amitié, blessures du passé, rapport sensible à la nature, eau – et cette faculté singulière de s’appuyer davantage sur l’atmosphère qu’il crée que sur le scénario ou le déroulé de son histoire. Au fil du récit, tout en nuances, les paysages semblent posséder leurs propres pouvoirs magiques d’évocation parvenant à unir l’intime et l’universel.
Cette presque fable, où se conjuguent, avec une simplicité toute apparente, écriture poétique et sobriété, intensité et douceur, s’inscrit dans un ailleurs étrange, comme un reflet de la vie capté dans le miroir de l’imaginaire. Le lecteur passe de l’autre côté sans s’en apercevoir et se laisse porter par le courant, loin de l’agitation du monde mais si près de l’humain.
Hubert Mingarelli est un funambule entre rêve et réalité, un capteur sensible d’images et de mots dont la musique parvient sans peine, cette fois comme les précédentes, à nous charmer, à nous faire voir l’homme et le monde par son regard, à nous entraîner dans ses voyages immobiles.
Une émotion à chaque fois renouvelée.

Dominique Baillon-Lalande 
(23/07/09)    



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Editions du Seuil

137 pages - 16,50 €






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Hubert Mingarelli

est l’auteur d’une quinzaine de livres en vingt ans. Il a obtenu le prix Médicis en 2003 pour Quatre soldats. Plusieurs de ses livres ont paru en Points-Seuil.




Prix Médicis 2003