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Pierre SILVAIN

Assise devant la mer


Un homme se souvient de son enfance au Maroc où sa mère sans enthousiasme a rejoint son père avant sa naissance. Il replonge avec émotion dans la complicité de cet amour total et exclusif. Pour l'enfant, la maison blanche c'était les années d'un bonheur douillet ébloui dans sa tendresse à elle. Il la revoit aussi « assise devant la mer », si lointaine, regardant au loin, perdue dans ses rêves ou dans une attente jamais exprimée et semblant oublier totalement son environnement et cet enfant qui l'accompagnait. Désirs, terreurs et rites de consolation, peuplent leurs regards et leurs gestes, leurs paroles ou leurs silences.

Le père lui « est cet homme qui se retranche pendant des jours dans le silence, cet étranger au monde que rien pourtant n'arrête de poursuivre avec la lenteur, la sûreté de geste d'un somnambule, la tâche quotidienne ».

Cette plongée désordonnée dans le passé sera l'occasion pour l'auteur d'aborder les guerres, celle de 14 : « Il revient, à l'armistice, décoré de la croix de guerre et les poumons brûlés par les gaz. Entre des moments de profond mutisme, il ne sait plus parler que des visions de cauchemar qui le poursuivent jour et nuit, et après vingt ans, il revoit sans cesse le petit soleil rose des fusées éclairantes, l'aube plombée sur la plaine, les trous d'obus, un arbre fantôme où pendent des lambeaux de chair humaine, il entend toujours le sifflement des shrapnels, les explosions de plus en plus proches, il sent l'odeur de l'ypérite et quand le vent tourne, de la tranchée en face lui parviennent des rires, les éclats de voix des disputes ou des ordres, le refrain d'un chant de guerre ennemi, le cliquetis d'un mauser » et celle de l'indépendance du Maroc : « Le journal du soir rapporte la nouvelle de l'attentat qui a eu lieu le matin même en ville. L'explosion de plusieurs bombes a provoqué à l'heure de la grande affluence de nombreux morts européens pour la plupart, au Marché central. (…) Après les deux journées de désordres qui ont suivi, tout laisse envisager l'aggravation rapide de la situation, d'autres attentats, l'enchaînement de la violence et la répression inévitable. »

Il se souvient aussi des larmes de la mère à l'occasion de la mort du frère : « Il repose sans vie dans la chambre des parents. En pleine nuit pendant son sommeil, il a été étouffé par le croup. (…) Il embrasse le front après la mère. Lui aussi voudrait pleurer mais il n'éprouve rien. La mort n'est que cela, un endormissement passager, ainsi qu'il en survient à l'improviste au milieu d'un jeu. » ou lors du grand départ : « Elle n'avait pas, en se retournant, porté un dernier regard sur la maison blanche, sur l'éolienne et les grands eucalyptus dans le vent, pendant que la voiture descendait l'allée avant de prendre la route en direction de la ville, jusqu'au port où avait lieu l'embarquement. Elle n'imaginait pas que cette attente achevée, une autre à sa place commencerait… », « Elle se penche sur la dalle que les pluies depuis des mois n'ont pas lavée de sa poussière et où, lorsqu'elle se met à la frotter avec son mouchoir, apparaissent, gravés en lettres dont l'or s'est terni, un nom, une date. Et combien d'années encore, se dit-elle en se retournant vers la petite tombe tandis qu'elle s'éloigne, saura-t-on qu'un si jeune enfant repose là ? »

De la suite nous saurons peu de choses, les traces que les parents – « un homme, une femme, vieillis gardant, enfouie, la marque inaltérée de leurs années d'Afrique. Bien qu'ils n'en parlent pas entre eux, chacun en ressent l'emprise, dissemblablement, sans possible partage, sans nostalgie, sans regrets communs. » – laissent alors dans la mémoire de l'adolescent et de l'adulte ne sauraient rivaliser en intensité avec cet éblouissement des jours bénis de la tendre enfance.

Enfin il y aura l'égarement et la mort du père, la vieillesse de la mère puis son décès : « Lorsqu'en ouvrant la porte de la cuisine, ce matin très tôt, après avoir descendu l'escalier sans bruit, je t'ai vue immobile, le dos tourné à l'entrée, sur la chaise près de la fenêtre, j'ai su que tu étais morte. »

Aujourd'hui encore, la plage, le souvenir d'elle, reviennent par intervalles dans ses nuits. « Il se réveille en sursaut du rêve où il est en même temps cet enfant et cette femme qui est sa mère. (...) Malgré les trente-cinq années qui ont passé depuis que sa mère est morte, elle lui apparaît inchangée, paisible, comme si n'avait pas eu lieu l'arrachement de la séparation. »

Le trajet à rebours que le narrateur, avec nostalgie, accomplit face à l'irréversible disparition de la mère produit progressivement en lui une métamorphose. Ignorant les barrières de l'espace et du temps, « il va retrouver la fillette que des années auparavant, il y a si longtemps qu'il n'en sait le nombre, cette mère a été. » et remonte le temps pour ne plus faire qu’un avec elle. Alors le "je", le "tu", le "nous" s'entremêlent en une ultime fusion.

Dans ce récit, Pierre Silvain, comme il avait pu le faire dans Julien Letrouvé colporteur, son dernier roman, joue à merveille de la conjugaison intérieur/extérieur, de l'intime à l'universel. La mère tant aimée n'est pas seule à peupler ce récit. Les autochtones au détour des souvenirs de l'un ou de l'autre y trouvent leur place dans cette toile de fond de la petite histoire liée à la grande.

Avec une écriture subtile, toute en délicatesse et en silences, empreinte de mélancolie et de pudeur, il parvient à nous embarquer très loin, avec sensibilité et émotion, dans le territoire de l'enfance.
Son style limpide et précis, nourri d'une multitude de petits détails évocateurs, donnent chair au récit et évoque superbement ce lien fort et indéfectible qui unit l'enfant à sa mère, l'homme à son passé.
Un très beau texte. Touchant.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/08/09)    



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Editions Verdier

116 pages - 14 €












Photo © Louis Monier
Pierre Silvain,
né au Maroc en 1927, est l'auteur de nombreux livres parus chez divers éditeurs dont trois chez Verdier.







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