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Muriel BARBERY


Thomas Helder


« Mets un cadre devant le paysage et tu as mieux que la réalité : tu as la vérité. Vernis-le d'averse et tu auras autre chose encore : tu as la densité. » Et comme, « On ne met pas n'importe quel cadre devant n'importe quel paysage […] la voie de la beauté est un art du destin, à cette condition seulement les parfums deviennent des messagers. »

Muriel Barbery cadre, un peu comme un peintre voudrait faire entrer son motif dans un format déterminé, puis choisit ensuite les fragrances du décor en place. « Un vaste ciel de neige se penchait sur le cimetière de Châteauvieux où l’on portait en terre Thomas Helder et Margaux pensait : Je ne devrais pas être là. Elle regardait les montagnes, les maisons et les granges, la grande tour de guet, le petit calvaire à la croisée des chemins. Alors que tout s’estompait dans la lente descente des flocons, elle regardait encore et pensait encore : Je ne devrais pas être là. » Thomas Helder, un « enfant d’Amsterdam », écrivain néerlandais à l’approche de la cinquantaine a vécu ses derniers jours en France dans la vaste maison familiale dont a hérité sa mère, à Châteauvieux, dans l’Aubrac. À l’occasion de l’inhumation dans le petit cimetière du village, la venue de Margaux, une amie d’enfance, partie sans plus donner de nouvelles après la mort de son frère Jean, attendue et espérée par toute la famille du défunt engendre tout de même un peu une surprise. La voix de Jorg, le frère ainé de Thomas, manifeste dans le dos de Margaux son étonnement.

Dans la maison familiale, le cadre, à nouveau posé, se focalise sur une ambiance feutrée et des conversations. Jan, le père banquier, et Paule la mère ont des enfants brillants. Jorg un stratège de la politique, conseiller du prince, passe pour « le messie de la politique… » selon Sanne, sa sœur. « Thomas était un homme bon et un écrivain talentueux, continua Sanne. […] Je suis la sœur confidente […] et j’ai été là le dernier jour. » Hans, le neveu et fils de Sanne, frais émoulu d’Oxford veut comme son oncle entreprendre une carrière d’écrivain. Paule conclut : « J'aime à penser que mes enfants ne sont pas des héritiers mais des piliers d'eux-mêmes… » Quant à Margaux, l’amie très chère de Thomas, elle poursuit une carrière d’architecte talentueuse et réputée dans le monde entier. Les personnages se fondent dans le décor comme dans une peinture intimiste d’Édouard Vuillard. Margaux ne voit effectivement passer que des ombres. Jorg avertit Margaux. « La vraie cérémonie commence… » Puis il tapote le genou de Margaux assise et la prie d’écouter. Anna, la femme de Thomas prend la parole et justifie le choix de ce dernier venu mourir à Châteauvieux. Il attendait une femme. Plus tard, Anna informe Margaux, avec amitié, de l’existence d’une lettre écrite à son intention par Thomas.

Telle une pièce de théâtre, les membres de la famille ou des amis défilent, entrent en scène et disparaissent, rythmant opportunément la narration. La personnalité de Thomas dévoilée par différents interlocuteurs s’épaissit et fait remonter le souvenir de Jean, « âme sœur » de Thomas, écrivain aussi. Il est également venu mourir à Châteauvieux, mais d’une overdose. Cependant, deux interlocuteurs se détachent, Margaux et Jorg, et débattent à fleurets mouchetés. Jorg évoque des pans de sa vie. Il n’aimait pas Châteauvieux mais lui trouve, maintenant, des charmes. Il ne surprend pas Margaux qui a déjà une opinion bien arrêtée sur sa personnalité, surtout, il contraste avec Thomas. Margaux le traite de purge. Il élimine tout ce qui n’est pas à sa convenance. Lui attribue ce penchant à sa carrière politique, son goût du pouvoir comme conseiller du prince. Il aime la vitesse et vise à l’élimination. « Défaire l’adversaire sans combattre ». Thomas préférait une lenteur voulue pour approcher la beauté. Margaux fait remarquer qu’elle, pareillement, aime la lenteur et Jorg ne le lui a jamais reproché. Ce n’est pas la même chose car Jorg la trouve méticuleuse. Que cache cette retenue dans l’échange ? Mais justement, Jorg a connu un moment de grâce et désire en faire part à Margaux, comme pour gommer l’aspect désagréable d’un bonhomme « gros, mou et incongru » ; mais dangereux complète Margaux. Jorg riposte avec une logique nietzschéenne. « Ce qui importe, c’est l’instant où le geste devient beauté. » Il a éprouvé la transparence de la beauté en passant une nuit dans une des créations architecturales de Margaux. Grâce à elle, il s’est « délesté de lui-même », devenant « plus intensément vivant ».
 
Les cadres se déplacent au gré des conversations et sélectionnent ainsi bien d’autres échappées. Le temps, la mort, l’amour, la quête d’identité, tout un panel existentiel hante la narration. « En réalité, tu vis mais chaque jour tu suffoques un peu plus, continua-t-il. Tu travailles, tu voyages, tu travailles encore, tu rencontres des gens, beaucoup de gens, tout le temps. Pour certains tu conçois des édifices, avec d'autres tu les construis, tu manges, tu bois, tu lis, tu sors, tu donnes des dîners, tu dors – très peu – et tu retournes travailler. Tu ne pleures jamais. » La vie pendant laquelle on ne prend pas le temps, pressé par la cadence des activités, communes ou pas, et une proximité parfois si intense que l’on oublie de dire que l’on s’aime. Jorg, Thomas, Jean et même Hendrick le compagnon, à une certaine époque, de Margaux vivaient pour la politique. La mort de Jean, puis maintenant celle de Thomas, mort à quarante-six ans donc « jeune à jamais », sont un puits sans fond de réflexions et un manque. « Ce que nous craignons plus que la mort elle-même ce sont les revenants, pensa-elle. » Comment vit-on avec ses morts ? Pour finir, vieillir n'est pas fait pour les chochottes.

La conversation prend un tour parfois mystérieux. Jorg semble ergoter un peu « L’espace, le temps. C’est impossible à décrire, Margaux, impossible. » Margaux installée dans un fauteuil près de la cheminée, apprécie l’attention des hôtes qui se réjouissent de sa présence avec toutefois un air embarrassé sans entreprendre de conversations suivies avec elle. Petite alerte lorsque Hans désire s’asseoir auprès Margaux. « Je ne veux pas vous déranger, dit Hans en néerlandais, je voulais juste vous dire que je suis heureux de vous rencontrer - assieds-toi avec nous dit Margaux, il parut surpris mais il tira un fauteuil en face du sien… » D’où vient ce scepticisme ? Hans, beau, jeune, incarne l’avenir. Pour le présent, il rend hommage à Margaux dont Thomas lui a chanté les louanges et expose sa vision de la littérature. « C’est la finalité du roman, n’est-ce pas, de donner à ressentir cette densité ? D’aller à l’os, là où tout est à la fois hors du temps et plus dense ? » De Dubliners, confie-t-il, « Thomas disait : C'est le plus grand texte jamais écrit sur l'âme des choses car tout y tient en peu de pages, peu d'effets – aucune emphase. Il disait Joyce s'y trouve tout entier et pourtant il y est entièrement invisible. Il disait : plus je vieillis plus je comprends que j'écris des romans parce que devenir soi n'a aucune importance. Ce que je veux c'est devenir l'autre. »

Muriel Barbery mène à bien son entreprise dans une grande cohérence, comme un corps organisé existe en vue du tout. Elle excite notre curiosité par l’évocation d’une lettre donnant un rythme au déroulement de la soirée, ses dialogues ciselés où l’on change d’interlocuteurs par des transitions originales, et de courts chapitres. L’écriture sobre mais exigeante de Thomas Helder sollicitel’attention. Muriel Barbery nous embarque dans ce huis clos où simultanément à l’extérieur une tempête se déchaîne sur la nature et qu’un ouragan déchire des esprits jusque-là confiants dans leurs résistances intérieures trop bien bunkerisées, trouvant cette densité tant recherchée par les écrivains de son roman.

Michel Martinelli 
(30/09/24)    



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Actes Sud

(Août 2024)
192 pages - 19,50 €













Muriel Barbery,

née en 1969, a publié
sept romans et obtenu plusieurs prix littéraires. L’Élégance du hérisson a été adapté au cinéma avec Josiane Balasko.














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