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Jean-François BEAUCHEMIN


Le vent léger


Au Canada, dans la famille Cresson, le père et son épouse viennent de passer, heureux, la quarantaine. Ils ont six enfants, l’aîné, Enzo, dix-sept-ans et le benjamin, Zénon, six ans. Entre ces deux, s’intercalent Zelda, treize ans, Eliot et Arthur respectivement onze et neuf ans. Quant au narrateur, Léonard, quinze ans, le cadet devenu homme, il raconte : « afin de me rappeler avec le plus de précision possible ces huit personnes qui n’auront fait que passer, huit fusées d’argent, huit météores tombés sur Terre […] Et puis pour me souvenir que nos esprits et nos cœurs quand ils s’unissaient négociaient mieux les courbes dans les tournants abrupt des choses […] Oui notre bonheur dans les grandes lignes tenait le coup, mais voilà ce qui nous occupait intérieurement en ce mois de d’octobre mille-neuf-cent-soixante-et-onze.» La famille découvre le cancer de la maman encore très jeune.

Pourtant, juste avant, « Au début la vie restait facile et c’était presque toujours l’été. […] Notre petite troupe de jeunes gens débonnaires, dotée d'une espèce de force tendre, s'accordait à la nature environnante […] Nous parlions beaucoup, mais, peut-être parce que nous étions nouveaux dans le monde, nous préférions écouter. »Les enfants rêvent de leur avenir, l’un songe à devenir peintre en bâtiment, un autre arpenteur, la fille mécanicienne, et les plus jeunes, jardinier ou collectionneur de bouchons de bière. Concernant le conteur du récit : « Quant à moi, Léonard Cresson, parce que je m'intéressais aussi, comme Zelda, à une certaine forme de mécanique, j'avais déjà dans ma ligne de mire le métier de métaphysicien. »

Une famille heureuse, sans prétention, se contente et se réjouit du quotidien. La mère s’étonne de l’allégresse permanente des enfants et de leurs prédispositions pour le bonheur, mais pas leur père qui répondait : « …ils peuvent être tristes, plus tristes qu’un jour de pluie. Seulement, la beauté les guérit de tout. » Le père travaille dans une épicerie. Rêveur, un peu menuisier, il fabrique des chaises pour « asseoir son existence ». Philosophe à ses heures, il apprécie, en grand lecteur, les subtilités de Nietzsche, le cite à profusion. Il aime la musique, chante dans la chorale de l’église, d’une voix de baryton, sans être croyant. Un peu poète, aimant Baudelaire, il écrit tous les jours « des vers absolument nuls » selon ses enfants. Pour lui, « il y a l’art, mais attention, il y a la rigolade aussi ! » Il est résolument optimiste et pédagogue en toutes circonstances et cimente les relations intrafamiliales, faisant remarquer au narrateur « Presque toutes nos pensées s’expliquaient par la joie. »

Cependant, le ciel s’obscurcit quand, par moments, « Dans l'autobus jaune, nous cherchions pendant tout le trajet à préciser le pressentiment qui s'emparait de nous. Silencieux tout à coup, nous scrutions le ciel et ces grands espaces bien aménagés. Nous sentions, oui, nous sentions en nous une douleur près de l'âme, mais nous savions que la poésie de papa n'y était pour rien […] c’est que le cancer, déjà, nous avertissait de son arrivée prochaine… » La nouvelle de la maladie incurable, très dignement expliquée par les parents, ne surprend pas les enfants habitués à voir le visage anémié de leur mère. Au décès de leur grand-père maternel, la mère avait déjà évoqué la mort. « Maman qui avait  beaucoup aimé son père ne se laissait pas démonter. "Bien que ce soit un jour de pleurs, de souffrances et d’imposante tristesse pour nos cœurs et nos esprits, a-t-elle déclaré en se tournant vers nous, ce n’est pas une raison pour ne pas aimer vivre." »  Courageuse, elle les assure de son amour indéfectible, leur père aussi « quoique ce dernier s’est mis à pleurer, comme il le faisait toujours lorsque la vie devenait injuste. » Les forces physiques de la mère la quittent. Rêveuse elle aussi, elle aime se promener seule. De ses errances, Léonard en conclut : « Elle y mettait de l’ordre, je dirais, dans la matière mélancolique de son esprit, ces perspectives mobiles et très secrètes d’une femme tournée vers le ciel et qui, l’oreille dressée, écoutait dans le lointain la grande voix assourdie du temps. Car elle hébergeait une âme non pas décousue, mais comment dire, disséminée, comme on le dit de certaines graines transportées par le vent léger, et qui restent longtemps ainsi transportées, suspendues entre ciel et terre. » Les valeurs inculquées par le père et la mère développent chez leurs enfants ce que le narrateur reconnaît comme une méthode, une façon de vivre, basée sur une théorie du bonheur qui, sans immuniser de la peine, les stimule. « Nous trouvions infiniment moins compliqué, et plus intéressant, d'aimer les autres pour ce qu'ils étaient, tout simplement, et sans trop nous comparer à eux. » La vie continue et la mère insiste pour que les habitudes ne changent pas. « Papa continuait de disposer bien proprement les fruits et légumes sur les étals, de chanter dans la chorale, d'écrire des vers nuls, de fabriquer des chaises, de lire Nietzsche et les poètes. » Noël est fêté, sachant que c’est le dernier auquel assiste leur mère et la soirée se déroule sans chagrin excessif.

L’annonce de la maladie renforce les liens entre parents et enfants déjà unis en une cellule soudée. Le cocon familial se métamorphose, « un lit simple s’aménageait en nous, où une pensée plus mûre allait bientôt se coucher. » Le collectif se vivifie. Pour évoquer les sentiments qui animent chacun des membres, un "nous" se dresse en majesté, souverain et bienveillant, règne dans les propos et les ressentis des enfants.Chacun y met du sien, à commencer par Elliot : « Je vote pour que nous commencions dès aujourd'hui à développer je ne sais comment notre courage, car je sens que nous en aurons besoin. » Quant à Arthur, le futur arpenteur, il est inspiré par la sagesse de leur voisin le fermier Bertin, un ami très proche de la famille qui a lui-même vécu le deuil de son épouse cinq ans avant. Il se remémore ses propos et implore : « Les gens ne sont pas destinés à faire partie d'un troupeau comme un animal domestique, mais d’une ruche comme les abeilles. Il faut se serrer les coudes. » Autre constat de Léonard : « Mais nous appliquions déjà, et sans trop nous en rendre compte, cette idée d'une nécessaire vie consacrée au groupe. »

Jean-François Beauchemin a écrit une fiction. Son ouvrage précédent, Les archives de la joie, portait une attention chaleureuse à la nature, l’environnement, les relations avec autrui. Nous retrouvons ces préoccupations dans Le vent léger, sur un thème tragique. Son talent d’écrivain nous fait vivre l’agonie d’une mère avec ses moments de tristesse et malgré tout enrobée d’une paradoxale bonne humeur grâce à un style roboratif. Un regard transcrit dans un travail d’écriture qui ne laisse pas indifférent. En 82 chapitres courts, un peu comme des nouvelles, sur un canevas nostalgique il brode, modestement, des fils teintés d’optimisme et réussit une belle composition. La narration file, liée au récit de l’accompagnement d’une mourante sans pour autant nous entraîner dans le larmoyant, au contraire. Les enfants, au travers d’une tristesse retenue, gardent l’espièglerie et la philosophie transmises par leurs parents. Découvrant la vie et sa réalité abrupte, ils savent se préserver et érigent des personnalités aux accents poétiques émaillés de magnifiques et surprenantes métaphores. L’auteur s’est inspiré des années soixante-dix, une époque encore, pour lui, pleine d’insouciance qui commence à se fissurer et marque le début d’un regard plus respectueux sur la nature. Mais, « comment construire un monde harmonieux avec un cerveau pareil ? » Il use de l’actualité de l’époque pour contextualiser son propos. Romancier sensible aux nuances, Jean-François Beauchemin prêtant sa voix au récit, lui confère un ton plein de sincérité qui ferait prendre le roman pour une autobiographie, qu’il n’est pas. En ce sens, l’auteur reste fidèle à son engagement lorsqu’il annonçait être « tout de suite plus heureux quand j’ai commencé à aimer mon passé, à le fréquenter puis sans cesse m’y référer. » 

Michel Martinelli 
(08/07/24)    



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Lectures







Jean-François BEAUCHEMIN, Le vent léger
Québec Amérique

184 pages - 18 €

















Jean-François Beauchemin,
né au Québec en 1960,
a déjà publié plus d’une vingtaine de livres.

Bio-bibliographie sur
Wikipédia











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