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Caroline DE MULDER

La pouponnière d’Himmler

À partir de faits avérés et après avoir assimilé une forte documentation, puis s’en être dégagée, Caroline de Mulder, avec La pouponnière d’Himmler, œuvre afin de restituer par la littérature romanesque l’hallucinante démesure d’un homme, Himmler, qui vise à accroître la race aryenne. Elle fait évoluer trois personnages, Renée, Helga et Marek dans une fiction reconstituée sur ce fond historique du Heim (maison), des maternités nazies, les Lebensborn, (Fontaines de vie) dont le but est d’offrir aux nouveaux-nés de l’ordre SS et aux mères du meilleur sang, « vom besten Blut », un cadre harmonieux et devenir la génération devant faire disparaître toute trace de sang impur. Elle mêle personnages romanesques et figures ayant vraiment existé grâce à une écriture sobre, mais une poétique très précise afin de nous donner froid dans le dos, et édifier le lecteur à propos du délire de ce haut représentant, entres autres, de la hiérarchie nazie. Une entreprise connue mais fort peu développée, voire estompée ou inconnue pour bon nombre d’entre nous.

Une jeune femme française, Renée, à la jeunesse bouleversante « toute mince, un corps d’adolescente » ne connaît pratiquement rien de la vie. Quelque temps auparavant, elle a croisé des soldats allemands qui, se repliant depuis le débarquement des Alliés, occupaient l’hôtel où elle travaillait. L’un d’eux est Artur Fuerbach. « Quand elle le rencontre, elle vient de fêter son seizième anniversaire. » Artur « est jeune, même pas vingt ans, peut-être dix-huit […] elle le trouve beau ». Elle résiste, mais le jeune homme est entreprenant, puis il part au front. Il la laisse enceinte. Elle fuit sa région et sa famille avec une recommandation d’Artur pour rejoindre un Heim. Des résistants interceptent la jeune femme. « Dans la doublure, elle avait cousu la photo d’Artur, les deux lettres et un peu d’argent. » Intraitables, ils la malmènent et la tondent. Pourtant l’un d’entre eux crie : « C’est une enfant. » Débute alors pour Renée un exode. Elle trouve refuge en un lieu aseptisé et accueillant, le Heim Hochland (Maison des Hauts Plateaux), une maternité nazie.

Dans cet établissement, il lui faut juste assurer quelques menues corvées. Un jour, elle se débarrasse des épluchures de pommes de terre dans une caisse bardée de planches de bois avec un couvercle, destinée à recevoir des déchets, située à l’écart, près de l’étang et d’un bosquet. Dans le bac, elle surprend un homme maigre jusqu’aux os et ingurgitant des épluchures. Il bondit hors de la caisse, s’enfuit, bouscule Renée et disparaît. C’est Marek, transféré du camp de concentration de Dachau, autre création d’Himmler. Il craint d’être dénoncé par la jeune femme et de retourner dans ce camp synonyme de mort assurée vu sa faiblesse physique et psychique. Le soir Renée regarde danser d’autres femmes enceintes, sans se mêler à leur ronde. Une seule femme n’est pas enceinte et porte un costume distinctif d’infirmière. « C’est Schwester Helga, Renée la connaît, c'est elle qui prenait des notes à son arrivée, pendant que le docteur l'examinait. Elle qui a constitué son dossier, l’a accompagnée jusque sa chambre. » Elle travaille au Heim Hochland.

Helga, d’après Renée, est « toute blonde, très jolie, un peu sévère avec ses cheveux tirés en arrière. » À peine sortie de l’école, Helga est affectée dans un Heim. « Quand on lui avait proposé de s’affilier à la sororité NVS (Secours populaire national-socialiste, organe du parti national-socialiste), elle n’avait pas hésité : pour le même travail, un salaire plus élevé et une meilleure réputation. » Elle n’avait pas apprécié cette première expérience à cause de la direction. À présent, avec sa nouvelle affectation, elle se confie facilement à Herr Doktor : « Oui, je veux me marier Herr Doktor. Je veux le mariage ou rien. ». Celui-ci l’avertit qu’il sera difficile de trouver un mari car beaucoup de jeunes hommes meurent, « c’est une des raisons pour lesquelles nous avons créé les Heim. » Convaincue qu’elle a une mission d’ordre supérieur, « elle aime travailler au Heim Hochland […] Elle se sent chez elle ici. Fière de ce qu’elle fait, de l’endroit où elle est. Elle passe sur sa robe son tablier immaculé, amidonné avec un soin particulier. Un dernier tour pour vérifier. Faire honneur au Heim. Faire honneur au Reichsfürer. ». Elle se dévoue à sa tâche, assiste avec satisfaction et émotion aux cérémonies présidées par Himmler, reçoit même de sa part des félicitations flatteuses pour sa beauté. Toute cette euphorie, cependant, s’altère à la suite d’une série de fausses notes. Elle prend conscience que son empathie envers les parturientes et les bébés ne concorde pas avec la discipline autoritaire du régime, s’en fait le reproche mais ne peut pas s’en empêcher. La disparition d’un enfant jugé anormal devant bénéficier de soins et, finalement, la révélation progressive de son euthanasie, entame sa foi, la heurte par moment tout en essayant de se rasséréner. Elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas endiguer ses sentiments. Le vernis de la propagande s’écaille, une fissure se dessine dans l’armure qu’elle croyait inaltérable. Elle tient un journal, note les faits et gestes, rature ce qui semble une critique ou une émotion inadéquate avec son conditionnement inconscient. C’est donc en creux que la conscience critique d’Helga surgit, sorte de révolte étouffée contrebalançant une discipline ressentie et jugée de plus en plus trop aveugle.

Caroline De Mulder nous fait partager l’angoisse de ses personnages principaux. Un roman choral fait défiler le nom, à tour de rôle, de Renée, Helga et Marek à chaque titre de chapitre. Elle brosse, au fil des pages, un portrait de chacun d’eux avec une écriture très imagée et évocatrice qui dévoile des figures singulières. Elle esquisse en toile de fond un aperçu rapide de la société en période de guerre. Autre force de Caroline de Mulder, donner consistance à ses personnages en nous les présentant avec, aussi, une conscience flottante qui reflète un monde en perte de repères et se délite. Caroline De Mulder, dans leurs contextes respectifs, par petites touches, sans à coup, jusqu’au délitement final, peaufine le glissement de Renée, le conditionnement aveuglant puis le dessillement en pointillé de la très jeune infirmière Helga, enfin, l’espoir inouï qui maintient Marek en vie.

Les Heim semblent des lieux préoccupés de vie. Les ventres, celui de Renée et de toutes les autres femmes enceintes de l’établissement, servent d’outils de production supervisés par Helga, sorte de contremaître affable, vérifiant la conformité du produit. À l’opposé, les camps de la mort, dont la présence de Marek venant de Dachau est le contre-point. Lui attend aussi un enfant, celui de son épouse secrète dont il a été séparé. Sans nouvelles d’elle, il se reproche de ne pas penser à elle, tiraillé par la faim, rendu bestial, n’ayant qu’un instinct à satisfaire, il vit avec inquiétude sa déshumanisation. Son ventre souffrant le tire vers le bas. Il n’est qu’un corps outil guetté par l’obsolescence, il peut être remplacé après usage. Quant aux bébés, ils ne sont que chair à leur naissance répondant au cahier des charges. Pour devenir adultes régnant, de quelle « agōgē » et son lot de maltraitances, de souffrances infligées à l’encontre de ces enfants, pour convenir aux normes barbares ? La rigoureuse éducation des jeunes guerriers à Sparte se dessine en filigrane. Avec La pouponnière de Himmler, nous pourrions nous méprendre et presque parler de possible roman d’apprentissage. Des personnages jeunes et une conscience en devenir, si ce n’est que la confrontation au monde ne débouche pas sur l’accomplissement d’un projet de vie libre mais celui de l’épouvante. La vie pour Renée n’a jamais fait sens et ressemble à un parcours initiatique vers la mort. « À mesure qu'elle s'est enfoncée dans l'Allemagne, elle s'est éloignée d'elle-même, perdant peu à peu toute appartenance et toute consistance. » Un vacillement déstabilisateur accompagne les prémices d’un réveil au conditionnement profond, mais à confirmer, pour Helga. « Choisit-on le mal ou est-ce lui qui nous choisit ? J’étais bonne, mais pas du bon côté ? » Une rage de survivre et de vivre, un devoir de mémoire pour ceux qui ne sont plus, anime Marek. « Il a perdu sa femme à Auschwitz, et aussi son bébé qu’il n’a jamais vu. » Des expériences plutôt mortifères.

La pouponnière de Himmler décortique la fourberie d’une perversion dont les femmes sont les premières victimes privilégiées. Caroline De Mulder, via son livre, alerte notre vigilance et incite à rester en éveil pour éviter, voire combattre l’horreur en sommeil afin de nous garder de l’hubris d’individus imbus d’eux-mêmes, d’êtres amoraux pour qui tout est possible, visant surtout la destruction de notre fragile fraternité, la solidarité ténue et l’aspiration à une égalité enfin réalisée. Le règne de l’effroi pour tout le monde.

Michel Martinelli 
(16/05/24)    



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Lectures







Caroline DE MULDER, La pouponnière  d’Himmler
Gallimard

(Mars 2024)
288 pages - 21,50 €

Version numérique
14,99 €













Caroline De Mulder

enseigne la littérature en Belgique. La pouponnière d’Himmler est son sixième roman.


Bio-bibliographie
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son précédent roman :

Manger Bambi