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Jean-Paul DELFINO


L’affranchie de Montmartre


L’exergue de Jean-Paul Delfino est clair : « Ce roman est tiré de l’histoire véritable de Suzanne Valadon. » Cependant, avertit l’auteur, avec Suzanne Valadon, une artiste peintre connue, vouloir relater d’après son témoignage les épisodes de sa vie comporte des difficultés, celles de démêler le vrai du faux tant Suzanne Valadon contribuait à colporter les épisodes selon sa fantaisie. Raconter le personnage avec les bribes incertaines et aux versions variées relève du défi proche en cela du roman dont la narration fictionnelle cherche, généralement, aussi à paraître vraisemblable.

Jean-Paul Delfino relève le gant. Pour ce faire, il prend pour fil conducteur le récit des derniers jours de Suzanne Valadon s’étalant de mars à avril 1938, alors que la menace nazie devient pressante, et y enchâsse la parole de Suzanne Valadon lorsque celle-ci se remémore les épisodes de sa vie. « Chaque fois, je dis la vérité, bien sûr. Mais ce sont des vérités différentes. Pas des mensonges [...] D'abord, je n'aime pas les gens qui mentent. Moi, je ne mens pas. J'ai eu plusieurs vies différentes, c'est tout. Et puis, qu'est-ce que j'y peux ? » Par ce procédé de remémoration des va-et-vient, Jean-Paul Delfino croque son modèle, insuffle par un trait vif et plein de vie, sans fioritures, les caractéristiques d’un personnage de roman, rythme le récit tout en effaçant ainsi les lacunes biographiques qui ont pu se présenter. L’auteur propose une figure féminine riche en couleurs, le portrait d’une femme exubérante, irascible et charmeuse à la fois. Il fait entendre sa voix, ressuscite avec brio la femme truculente, l’amante prodigue, sa gouaille, l’artiste à la fois passionnée et raisonnée, et par des descriptions précises, intégrée dans le Paris montmartrois. Habilement, avant de concentrer l’attention sur l’artiste et sa vie de femme, l’auteur, dans le compte à rebours d’une fin de vie prochaine, débute son récit par un prologue évoquant le cri d’amour d’une mère à son fils, le peintre Maurice Utrillo. « Momo ? Où tu es ? Momo ? Petit salopard… », cette apostrophe illustre l’attachement et les rapports compliqués d’une mère envers son fils dont la renommée lui fit ombrage. « Il est à moi Momo. C’est moi qui l’ai fait [...] J’en voulais pas, mais il est à moi [...] Momo, je le hais. Mais je le hais d’amour. »

Suzanne Valadon, d’abord une femme issue d’un milieu très pauvre, naît aux deux tiers du XIXe siècle, peu avant la Commune. À l’époque, la condition féminine subit l’emprise masculine et pourtant c’est le siècle pendant lequel naît le féminisme. Faire l’histoire de Suzanne Valadon c’est relater la difficulté, la ténacité, d’une femme à réussir son émancipation au prix fort quand les femmes, en général, sont maintenues dans une condition infantilisante, produit de toute une société et ses mœurs. Par touches insensibles mais efficaces, l’auteur nous plonge et nous restitue toute l’ambiance d’une époque. La venue à Paris, les transformations haussmanniennes presque achevées, de Suzanne, née Marie-Clémentine Valadon, en compagnie de sa mère blanchisseuse date de 1866, un an après sa naissance à Bessines-sur-Gartempe. « De ses premières années à Paris, Suzanne gardait pourtant, encore à ce jour, des images vives et comme ensoleillées d’émerveillement. » Le père reste inconnu, la fillette insiste. « Alors, c’est qui mon père ? » Quelques années plus tard, à son tour enceinte, elle garde secret le père de son enfant, ne sachant probablement, pas plus que sa mère à l’époque, qui est le père, l’alcool aidant.

L’école chez les sœurs se mue en séances de torture. La délivrance sonne lorsque sa mère décide, vers ses onze ans à peine, le temps du labeur pour l’aider. Une condition besogneuse à la petite semaine insatisfaisante pour ce caractère aventureux, tour à tour blanchisseuse, marchande des quatre saisons et d’autres pénibles tâches. Surtout, elle ne veut pas s’ennuyer et quitte ses places même quand celles-ci lui donnent un peu d’aise financière. « La fatalité, c'est une foutaise, une excuse inventée par les médiocres […] On est responsable de sa réussite comme on est responsable de sa déchéance. » Elle choisit, en toute conscience, le cirque comme moyen d’émancipation et se mue écuyère. Pour Suzanne sa vie de peintre commence avec le cirque qui marque le début de sa vie d’artiste. « C’était ça, ma vie. C'était ça que j'aurais voulu. […]  À partir d'aujourd'hui, tu seras Olga, ma fille ! Olga, la princesse cosaque zaporogue ! […] Un soir de déveine, alors que son cheval effectuait au grand trot son ultime tour de piste, il fut soudain effrayé - et nul ne sut jamais ni par qui ni pourquoi. Avec un hennissement strident, il se cabra et rua des quatre fers. La gamine, dans son tutu trop grand pour elle, fut projetée dans les airs. »

Pendant sa convalescence, elle ne lâche pas des yeux l’immeuble d’en face, celui de l’Académie Humbert, agence de mannequins et de modèles, le temps d’un rêve pour Suzanne. Sa mère lui rappelle la réalité de sa condition et l’emmène faire les ménages. Elle travaille par intermittence chez des rapins. Premiers contacts. « Maintenant que j'y réfléchis, c'est peut-être à force d'aller chez ces barbouilleurs que j'ai voulu être modèle. » La vie de modèle, un nouveau défi pour celle qui se qualifie de pirate. « Pour être modèle, il faut un tempérament. Il faut ça et il faut aussi foutrement avoir la dalle. Ces gamines, pour moi, sont plus respectables que bien des bourgeoises. »

Changeant d’identité, passant d’Olga à Maria, rapidement elle est la coqueluche des peintres grâce à une silhouette harmonieuse et au désir lubrique exprimé par leurs regards dont elle aime jouer à ses heures. Elle est adorée de tous les hommes qu’elle fréquente et le leur rend bien, les rendant fous à l’occasion. Elle ignore les amours platoniques. C’est en compagnie des hommes qu’elle se fait remarquer. Degas apprécie ses dessins et l’encourage, elle est des leurs pour lui. Suzanne Valadon entourée de Puvis de Chavanne, de Renoir, de Degas et de Toulouse-Lautrec, entre autres, s’abreuve à bonne école. Jean-Paul Delfino s’applique à nous conter les rapports entretenus avec ces artistes importants. Quelle influence, quels conseils ? Leur libido aussi ! Lautrec lui donne un nouveau prénom, Suzanne. Elle le garde jusqu’à sa mort. Leur relation tumultueuse et leur compagnonnage anachronique reste anecdotique au regard de sa formation. Suzanne entretient déjà une personnalité affirmée, un caractère trempé et n’écoute que son propre génie. Elle possède un joli coup de crayon « pour créer son propre style. […] Son plongeon dans le dessin s'était fait sans professeur, sans maître, sans cours, sans académie. Elle était passée de modèle à dessinatrice alors qu'elle-même ne s'y attendait pas ni ne l'avait même jamais vraiment désiré. » Elle mène le combat de sa vie, féministe à ses heures, sans trop d’illusions pour une rapide libération, avant tout indépendante et rebelle. « Toute ma vie, j'ai dû me battre contre ça, contre le mépris des hommes, contre le mépris des femmes, contre l'air du temps, contre les modes, contre les jalousies. Contre les compliments qui n'étaient, souvent, que des vacheries emballées dans du papier d'argent. Contre tout, quoi. »

L’affranchie de Montmartre dévoile un livre très documenté sur la vie de Suzanne Valadon, mais pas seulement, c’est aussi un beau roman roboratif, respectueux et chaleureux, à l’écriture descriptive plongeant dans l’intimité de son personnage. Une époque ressuscite avec des figures marquantes au sein d’un petit peuple grouillant. Jean-Paul Delfino agence une mise en scène des derniers jours de son héroïne et lui laisse raconter des pans de sa vie, permettant ainsi d’entendre sa voix. « Elle ne mentait pas. Elle choisissait simplement ses vérités, au gré des besoins comme des envies, piochant au petit bonheur dans les mille vies qu’elle avait traversées. » Qu’importe que Suzanne ait menti ou pas, il aurait fallu alors l’inventer et c’est, avec bonheur, que Jean-Paul Delfino s’est attaqué à la tâche.

Michel Martinelli 
(07/10/24)    



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Jean-Paul DELFINO, L’affranchie de Montmartre
Istya & Cie

(Août 2024)
252 pages - 22 €











Jean-Paul Delfino,
né en 1964, a déjà
publié plus d’une
trentaine de livres.


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