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Joël EGLOFF

Ces féroces soldats



« C’était une lettre très simple. Quelques lignes seulement. Quelques lignes en allemand. Elle est du mois d’octobre 43. Tu avais dix-sept ans. Tu écris à tes parents. Tu leur dis que tout va bien, que la nourriture est bonne. Tu dis qu’à chaque coup de sifflet, il faut courir pour se rassembler. Et puis tu demandes à ce qu’ils t’envoient au plus vite du cirage et du savon. Ou bien juste l’un ou l’autre, je ne sais plus. »

Le "tu" auquel s’adresse l’auteur est son père, né en 1926 en Moselle française – depuis 1919 mais redevenue allemande en 1940 – et mobilisé en 1943 dans l’armée allemande.
Quand il a reçu son ordre de mobilisation, il a sans doute hésité, pensé à s’enfuir mais les pressions étaient très fortes.
« Tu connaissais le sort qu’ils promettaient aux réfractaires : Schirmeck, un camp de sûreté tout exprès pour les fortes têtes, ou bien encore, pour toi et ta famille, les camps de travail de Poméranie, de Silésie ou des Sudètes, au titre des lois nazies de la Sippenhaft, qui rendaient tes proches collectivement responsables de tes actes. Car il y avait ce poids sur tes épaules. Il y avait ta famille. Et c’était par les familles qu’ils vous tenaient. »
« Au matin du 5 octobre 43, tu t’en vas à pied à la gare. Tu t’en vas, dans la brume, prendre le train pour Metz. Même si le mot est encore inconnu, à dater de ce jour et pour le restant de ta vie, comme cent trente mille autres, désormais tu es un "Malgré-nous". »

Avant de poursuivre le récit de la vie de son père sous l’uniforme allemand entre 43 et 45, Joël Egloff raconte, en alternance, les parcours de ses deux parents et de leurs familles à partir de l’ordre d’évacuation du 1er septembre 1939 pour éviter l'offensive de l'armée allemande.
Son père a treize ans, sa mère en a huit, ils habitent des villages voisins mais ne se connaissent pas encore.
Son grand-père maternel né en 1878 ayant été mineur, la famille de sa mère est évacuée vers le Nord (il faut du charbon pour les forges et des forges pour les canons) et se retrouve à Liévin tandis que la famille de son père est envoyée dans la Vienne (il faut des bras pour l’agriculture) au château d’Usson-du-Poitou où ils sont logés dans les dépendances près du fournil.
En août 1940, la Moselle est devenue allemande et les familles évacuées doivent reprendre le chemin de leur domicile. Retour à la maison.
Quatorze ans, c’est suffisant pour aller travailler et le père de l’auteur est embauché aux Houillères comme apprenti électricien ; sa future mère n’a que neuf ans et peut encore aller à l’école mais on leur apprend l’allemand et on leur interdit de parler français.
Ils habitent toujours dans leurs villages voisins mais ne se connaissent pas encore. C’est en 1947 qu’ils se rencontreront en travaillant dans la même l’entreprise.

En attendant, la guerre continue et en 1943 le futur père est mobilisé dans l’armée allemande. Joël Egloff s’est documenté avec précision pour raconter la formation à la dure qui est imposée aux jeunes recrues avant de les incorporer à la Waffen-SS et de les envoyer à Munich. Pendant ce temps-là, les Américains débarquent en Normandie, traversent la France et la Belgique jusqu’à la frontière allemande où les généraux nazis envoient leurs dernière forces dans la monstrueuse Bataille de Ardennes qui fait des dizaines de milliers de morts dans les conditions effroyables de l’hiver 1944-45. Le père de l’auteur participe au massacre et en ressort vivant. L’armée allemande est décimée et repoussée dans ses frontières. Mais ce qui reste de son unité est ensuite envoyé sur le front russe. Encore une défaite et une retraite. Au moment de la capitulation du 7 mai, ils sont en Autriche. Poursuivis par les Russes, il se rendent aux Américains.

Qui sont les « Malgré-nous » pour les Américains ? Des soldats allemands ? Des prisonniers de guerre ? Il faut plusieurs mois pour que leur situation s’éclaircisse et qu’on les reconnaisse comme des déportés militaires incorporés de force. Fin septembre, on les laisse rentrer chez eux, en Moselle redevenue française…

Joël Egloff rend très émouvant le périple de ce garçon entre 17 et 19 ans, jeune Français obligé de combattre contre les Américains et les Russes au risque de perdre la vie pour défendre le régime nazi. Aurait-il dû choisir la déportation de toute sa famille en cherchant un échappatoire ? Le roman pose toutes ces questions. Il décrit aussi avec beaucoup de précision la vie de tous les membres de sa famille paternelle et maternelle pendant ces années noires entre les déplacements de populations, l’occupation allemande, les bombardements, les exactions et, enfin la libération… Un témoignage passionnant et bien documenté.

Serge Cabrol 
(04/11/24)    



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Buchet-Chastel

(Août 2024)
240 pages - 20,50 €








Joël Egloff
né en Moselle en 1970, nouvelliste et romancier,
a obtenu plusieurs prix littéraires dont le Prix du Livre Inter 2005 pour L'Étourdissement.





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