Mais voilà il y a le prosaïque quotidien qui tue l’amour à coup de banalités, de trivialités ; le travail pas toujours passionnant, il s’en faut de beaucoup, et si prenant qu’on se croise à peine, fatigués, préoccupés. Le temps qui file, les ambitions avec…

Du roman d’Aragon, notre couple de tourtereaux n’a que les prénoms, le coup de foudre et les longues marches dans Paris. Et finalement, ce n’est pas le vilain mari qui défera le Prince Charmant mais une influenceuse décervelée qui, d’Instagram, vient s’immiscer en italique dans leur roman.

Aurélien est sorti major de Normale Sup, a fait l’ENA. Il est imbibé de littérature et rêve de rejoindre le panthéon de ses écrivains préférés en écrivant lui aussi. Pour faire plaisir à la Nonna, sa grand-mère italo-Suisse qui l’a élevé, et parce qu’il faut bien travailler, il entre dans la diplomatie, comme conseiller aux affaires étrangères et s’ennuie ferme dans son bureau du quai d’Orsay.

Bérénice est admirative de la culture d’Aurélien et regrette un peu ses études commerciales. Elle devient courtière en hydrocarbures et doit évidemment voyager dans les pays qui vendent du pétrole.

En parallèle de l’effritement programmé du jeune couple, le père de Bérénice, Michel, artiste peintre, commence à désespérer de la vie, il devient aveugle et se sent de plus en plus vieux jusqu’à ce qu’il rencontre Magda, une amie de la Nonna, dont les yeux gris de lin le fascinent. Les yeux d’Elsa ! Une allusion de plus à Aragon. Les vieux tombent en amour et décident d’une dernière virée, à la montagne, en Suisse.

Un roman sur le couple ? Le bonheur ? La littérature ? Sur le temps qui glisse et nous échappe ? Sur les illusions perdues ? Sur le matérialisme des jeunes, l’idéalisme des vieux ? Sur internet qui envahit nos vies ? Sur la loi du marché qui influe jusqu’à la procréation ?  Sur la faculté de vivre chaque instant pleinement ?
Sûrement tout cela et plus, en phrases économes, percutantes, ciselées, légèrement saupoudrées d’ironie.

Alors Magda redouble d’enthousiasme, s’extasie devant le ciel, les jus de pomme pétillants et les parcs genevois, s’accroche fermement à sa félicité. Elle allume sa cigarette aux amandes, et les vapeurs du propylène glycol se mêlent aux exhalaisons capiteuses du sureau derrière eux. L’air est si sucré qu’en plissant bien les yeux on peut presque le voir se cristalliser, les fleurs blanches éclore, laisser couler leur gras sirop sur Michel et Magda et les coller éternellement à ce banc.

Sylvie Lansade 
(10/05/24)