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Richard MORGIÈVE


La mission



Jacques Paul descend du car où il est monté à Valence à proximité de la ferme des Vala où il a laissé Bernard, frère de l’Assistance Publique un peu attardé, pour rejoindre l’exploitation des Henriot où il vient d’être affecté pour cette dernière année le séparant de sa majorité. On est le 6 Juin 1944 et les alliés ont débarqué en Normandie dans la nuit. Cela, Jacques qui décide de son côté de marquer ce jour anniversaire de ses dix-sept ans par un geste fort d’affirmation de son existence et liberté ne l’apprendra qu’un peu plus tard.  Dans l’instant, apercevant en contre-bas une rivière surplombée par un promontoire rocheux, celui qui ne s’est jamais baigné et ne sait pas nager s’octroie pour la toute première fois l’autorisation, le temps et le plaisir de « piquer une tête » dans son eau fraîche et limpide avant de se rendre chez son nouvel employeur. À son retour sur la berge cinq hommes dont certains armés l’attendent près de sa petite valise pour le soumettre avec méfiance à un interrogatoire venu tester sa loyauté à la nation. Il y a Courbi le blond qui transpire la vengeance et la haine, Bonnet instituteur plus âgé et résistant de la première heure qui les dirige, Léon le débonnaire avec son accordéon, Machard l’oublié au visage grêlé et le jeune Pierrot dont par instinct il se sent plus proche. Quand Bonnet, le chef de ce groupe de résistance local lui propose de les rejoindre au lieu de s’éreinter pour enrichir Henriot le collabo, l’orphelin confronté pour la première fois à la possibilité de pouvoir choisir pour lui-même, profitant de cette occasion de fuir le travail forcé, dur et non payé effectué dans les fermes que l’Assistance Publique lui impose, décidant qu’il vaut mieux faire la guerre que la subir accepte sans hésiter de les suivre. La première opération à laquelle il participera, la récupération par les résistants d’armes venant d’être parachutées à leur intention près d’un village isolé, tournera au fiasco total. Dans ces temps troubles où tout le monde, Allemands, Français, collabos et résistants, a peur, ce sont les Allemands qui sur dénonciation locale les attendaient sur le lieu du largage. Sur la quarantaine de volontaires parvenus sur place, seuls une quinzaine parviendront à fuir le massacre. Le groupe se disloque et Jacques se cache en attendant le départ des soldats. Après avoir retrouvé près du carnage Pierrot gravement blessé et être resté à ses côtés jusqu’à son dernier souffle, il revient vers la rivière. Alerté par des cris il assiste de loin au tabassage puis à la pendaison d’un homme devant ses enfants et sa femme apparemment elle-même violentée par cinq hommes en civils violents et vicieux portant des masques d’animaux. L’heure est au règlement de comptes, entre résistants de la dernière heure et collabos surtout, mais aussi parfois entre vieux résistants et alliés tardifs. Quand il apprend peu après par un des leurs que c’est à lui qu’on fait porter le chapeau de ce crime atroce dont il a entraperçu de loin la scène finale, Jacques comprend qu’il incarne le coupable idéal et l’urgence qui lui est faite de partir immédiatement le plus loin possible pour sauver sa peau. Aidé par Bonnet et Cathy, en évitant villages et habitants, il part sans se retourner et trace sa route. Il est épuisé et affamé quand en surplombant une gorge étroite il aperçoit un jeune homme apparemment seul et blessé qui rampe vers le ruisseau. Tout d’abord, j’ai été surpris, je ne m’attendais pas à ça… Quelqu’un d’aussi seul que moi ? Il se porte aussitôt à son secours. Erwin Boy, ce soldat alsacien enrôlé de force par les Allemands dans la division Das Reich et envoyé en poste à Montauban et révulsé par les massacres auxquels il assistait, a déserté quinze jours plus tôt. Fiévreux, la jambe cassée et des plaies ouvertes sur le torse, il semble très mal en point. Jacques ému fait ce qu’il peut, lui donne à boire, l’aide à s’asseoir, écoute ses confidences et dans sa proximité avec la mort tente de le rassurer. Il voit dans cet autre lui un ange lumineux envoyé auprès de lui comme un signe du destin. Nous étions deux fugitifs cachés au regard du monde, tous deux perdus avant d’être rassemblés par l’amour. Quand la confiance s’est installée, Erwin montre à Jacques le talisman qui ne le quitte jamais. Une carte postale envoyée d’Amérique représentant le joyau de l’Idaho, trouvée avant d’être enrôlé dans la boîte aux lettres de sa maison familiale où il demeurait, qui l’avait décidé à se rendre sur place pour en retrouver l’expéditeur. Ce père qui ne l’a pas reconnu peut-être ? Quand il sent que c’est la fin, Erwin confie à Jacques sa médaille de baptême portant son nom et sa date de naissance, ses papiers d’identité, l’argent qu’il a sur lui, son talisman et lui fait promettre de prendre son identité pour se confondre avec lui pour toujours avec pour mission de se rendre en Idaho à sa place.

On retrouve Jacques sortant du coma six mois plus tard. Les secours qui l’ont retrouvé inanimé sur une route forestière épuisé et déshydraté avec une jambe cassée et un traumatisme crânien ont pu l’identifier grâce la médaille qu’il porte au cou et ses papiers retrouvés dans sa poche et l’ont transféré à l’hôpital Marie-de-l’Assomption de Privas. À son réveil, si le coma semble avoir gommé tout souvenir chez Erwin Boy, celui-ci dorloté par les religieuses assurant le rôle d’infirmières récupère vite ses autres facultés. Cette amnésie traumatique validée par la science écartera de fait toute suspicion. Ce sera un séjour agréable où on lui apprendra même à jouer au ping-pong pour retrouver sa mobilité et durant lequel il aura quelques échanges avec une Mère supérieure qui semble attendre beaucoup de lui. Le Caporal, ce vieux et étrange pensionnaire en fin de vie, ancien militaire, espion russe ou allemand, proche de Pétain, frère de la Mère supérieure, marchand d’art ou ambassadeur de Pie XII selon les hypothèses des uns et des autres, atteint d’un cancer en phase terminale qui a payé une pension fort généreuse pour attendre la mort dans son propre appartement dans la grande bâtisse, l’a aussi repéré. L’homme énigmatique et inquiétant qui est aussi respecté que craint tant on devine sa puissance sous sa courtoisie de façade en fera rapidement son homme de confiance et son exécutant testamentaire. Une nouvelle vie faite d’aventures et de dangers sur terre et sur mer commence alors pour Erwin Boy...

La mission s’organise autour de trois phases : le chaos, l’amour et la mission. Durant une centaine de pages le chaos concerne tout d’abord Jacques Paul personnellement, cet adolescent de l’Assistance Publique qui avec ses deux prénoms n’a pas plus d’identité et de réalité que ceux que l’on désigne par un numéro et n’a connu que trop vite l’esclavage dans les zones rurales où contre le gîte et le couvert les fermiers leur imposaient avec brutalité si besoin d’interminables et dures journées dans les champs ou auprès des bêtes. Quand il aura rejoint un groupe de résistants pour cheminer un moment avec eux dans le désordre de la libération et de l’épuration où le destin des hommes se conjugue à celui de la nation, puis qu’il s’enfuit à travers la forêt pour échapper à ceux qui une fois de plus le verraient bien dans le rôle du bouc émissaire, le chaos qu’il devra affronter sera non seulement général mais d’une autre nature. Cela ne l’empêchera pas de s’avérer instructif et libérateur pour lui-même. Avec des chapitres non numérotés, sans titre et souvent courts, c’est à travers les exactions commises par les uns ou les autres que Richard Morgiève évoque non sans ambiguïté et à demi-mots cette période historique trouble et sa férocité. Car si le Débarquement en Normandie est bien la première étape de la libération du pays, il faudra presque deux mois pour qu’elle concerne tous le territoire français et un certain temps pour en chasser l'occupant. Au sein de son groupe de résistants le jeune héros découvre la satisfaction de se sentir enfin acteur de sa propre vie, la chaleur de la camaraderie et la violence des rivalités qui se nichent dans un collectif mais aussi des dérives de l’épuration. Lors des séquences de haltes nocturnes dans des caches ou de fuite, au sentiment de liberté ou de peur s’ajoutent la fascination et la connivence qu’il ressent avec cette nature dont il admire la beauté et qu’il vit comme protectrice. La fontaine coulait sans cesse et peut-être qu’un oiseau trempait son bec dans l’eau fraîche ? La vie était partout, tout le temps, partagée par des millions, des milliards d’organismes, de plantes… J’aimais bien cette idée, elle faisait oublier la mort.

La deuxième phase du roman est celle de l’amour inattendu et lumineux qu’en à peine vingt-quatre heures il partagera avec Erwin. Un amour passionnel, fusionnel, qui révélera à Jacques sa capacité d’aimer et sa qualité d’être humain pour enfin donner du sens à sa vie. Un moment majeur où tout va basculer puisqu’à partir de cet instant Erwin et lui ne feront plus qu’un. La brève rencontre de Jacques avec Erwin fait glisser le roman historique dans le registre sentimental, avec une vingtaine de pages romantiques à souhait sur la puissance de ce sentiment absolu et quasi religieux qui fait transition entre le chaos qui l’a précédé et à sa suite la mission confiée par Erwin auquel il dédiera sa propre existence désormais.

La troisième phase qui occupera les cent trente pages suivantes du roman ne reviendra que fugacement sur le contexte historique et la révélation amoureuse qui l’a conclu. Après la période transitoire du coma expédiée en une ou deux phrases, à Jacques auquel s’est désormais substitué un être nouveau-né de la fusion entre lui et Erwin, ce n’est pas alors le milieu médical ou du soin qui prendra place mais un monde parallèle bien différent introduit et incarné par le personnage atypique, mystérieux et inquiétant du Caporal. Celui-ci, après avoir mis à l’épreuve le jeune homme, lui proposera d’effectuer pour lui avant qu’il ne meure une mission mystique fondamentale qu’il ne peut plus mener lui-même contre la promesse de l’aider ensuite à tenir la promesse amoureuse qu’il a faite à un mort en l’aidant matériellement et par ses contacts à atteindre le joyau de l’Idaho. C’est alors le registre du rebondissement et de l’aventure, du mystère, du surnaturel et de l’onirisme qui prendront le pouvoir dans son parcours initiatique agrémenté d’obstacles, de frayeurs et de péripéties surprenantes ou déstabilisantes où le bien et le mal s’affrontent. Erwin-Jacques en tirera de multiples enseignements dont le discernement, la maîtrise et la maturité mais aussi une sorte de réconciliation avec le monde présent et celui de l’au-delà.  

Comme dans tout bon conte philosophique les questionnements existentiels sont ici très présents. J’étais relié au soleil et à la terre par force, par ma nature animale (…) Je contemplais, assommé, le paysage immense et à peine discernable. Vivre et mourir. Choisir la vie ou la mort. Le seul choix. Cathy avait parlé juste, c’était vrai. Simple.
La mission
questionne ainsi tout au long du récit les notions d’identité, du sens de la vie et de la foi, à travers bien évidemment l’itinéraire de Jacques, l’enfant de l’Assistance sans attache qui vit le présent avec une rare intensité, mais aussi diversement à travers les personnages d’Erwin, Bonnet, Pierrot, le Caporal, le Masque, avec chacun ses croyances, sa morale et la mission qu’il s’est donnée dans ce monde. J’ai cessé de prier, j’avais treize ans. Dieu n’existait pas, en tout cas pour moi. J’ai décidé de vivre en faisant de mon mieux pour m’aider (…) Je vivais dans l’instant et c’est ainsi que j’avais tenu le coup, que je m’étais aguerri. Le tout était de choisir au mieux. Et une fois que c’était fait, d’aller de l’avant.

Richard Morgiève et son héros lumineux, en faisant fi de toute logique narrative, embarquent ceux qui acceptent de les suivre dans d’improbables pérégrinations, des questionnements et des divagations qui, entre mystère, beauté, trivialité, violence et mysticisme, appartiennent à un monde aussi proche de nous qu’inaccessible. Entre roman de guerre, roman d’amour et d’initiation ou roman picaresque et au-delà de l’hommage incontestable que l’auteur y rend à la nature, La mission est un roman complexe, troublant et inclassable qui en flirtant impunément avec le conte s’adresse à la fois à l’enfant naïf et innocent que nous ne sommes plus et à l’adulte que chacun de nous s’efforce d’être.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/11/24)    



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Joëlle Losfeld

(Août 2024)
240 pages - 20 €

Version numérique
12,99 €












Richard Morgiève,
né en 1950, dramaturge, romancier, scénariste et comédien, a déjà publié une trentaine de livres.

Bio-bibliographie
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