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Olivier TRUC


Le premier renne


Olivier Truc, dans son nouveau roman Le premier renne, nous entraîne dans un long road trip parcourant une région très au nord de l’Europe occupée par les Sami et improprement dénommée Laponie. La population autochtone colonisée vit sur des territoires à cheval sur la Suède, la Norvège et la Finlande, bénéfice de droits qui sèment la zizanie parmi eux et entre leurs voisins. Anne-Marie Boisson a chroniqué sur notre site les ouvrages d’Olivier Truc dans lesquels œuvraient déjà Klemet Nango et Nina Nansen, personnages récurrents de la police des rennes suédoise. La griffe d’Olivier Truc nous met au contact des aborigènes, décrit une réalité culturelle et sociale avec une écologie très singulière sans négliger une intrigue policière qui fait corps au contexte, dans une grande cohérence et une admirable unité de composition. Mais Olivier Truc ne s’arrête pas là. Les problèmes contemporains s’incrustent au canevas initial et donnent une tonalité actuelle qui, tout en complexifiant le roman, reste d’une narration merveilleusement limpide. Précision et efficacité tout au long des cinq cents pages impressionnantes, sans jamais faiblir.

Dans ce nouvel ouvrage, Nina revient à la police des rennes et espère se rapprocher de son père qui vient de lui écrire. Ils s’étaient séparés pendant son enfance et Nina était persuadée qu’il l’avait oubliée. « Lorsque Nina avait reçu son courrier, elle avait été submergée de souvenirs. Elle se trouvait alors encore à Kirkenes, au commissariat à la frontière avec la Russie, à se demander quelle devait être la prochaine étape de sa carrière. Ella avait tardé à ouvrir l’enveloppe. » Quant à Klemet, pour l’heure, il reçoit un appel inquiétant de son amie Berit Kutsi à propos d’un renne, une jeune femelle. Berit garde secrètement l’animal à la demande de Klemet. « Car Klemet, tout flic qu'il était, se trouvait dans l'illégalité. Pour posséder un renne, il fallait avoir une marque, ces tailles aux oreilles des rennes qui permettaient d'identifier le propriétaire. Et la loi était claire : pas de marque, pas de renne. » En Suède, le gouvernement dicte le quota de rennes autorisé pour chaque groupement à la tête duquel un chef décide qui en fait partie. Faute d’appartenir à un de ces clans, Klemet tout descendant et petit-fils d’éleveur Sami ne pouvait pas posséder de renne. Ses demandes à la préfecture ayant toutes été refusées.

Contre ce système, la sœur ainée d’Aaron, un éleveur, est en perpétuelle révolte dans son clan, ce qui fait d’elle une marginale. « Comme son frère, elle avait grandi au milieu des rennes, depuis ses premiers pas [...] Elle avait grandi, compris, accepté la part que prenait la nature. Que certains étaient abattus et vendus pour leur viande. L'apprentissage de la vie de Sami. Et on l'avait privée de ça. On la tolérait comme spectatrice. » Tous deux ont été élevés par leur grand-mère Elena, sœur du chef de clan Per-Ola. Ce dernier avait daigné désigner Aaron comme éleveur par crainte de sa sœur, une autorité spirituelle qu’il redoute. On loue discrètement les services d’Anja, souvent au moment du marquage des rennes en plein midsommar (solstice d’été), quand rôde le loup, espèce protégée comme le glouton ; il peut tuer et disperser les troupeaux. Anja réalise justement une mission. « Anja respirait calmement. Maîtrise, contrôle. Silence. Elle observait les mouvements sur la crête à travers la lunette de sa carabine Winchester calibre 243. Elle préférait ça aux jumelles dont elle n'aimait pas s'alourdir. Légèreté, fluidité, rapidité. Prête à poursuivre. Prête à fuir. Elle aimait le poids de sa carabine. Pas l'arme en elle-même. Elle n'aimait pas les armes. S’en foutait. »

À la même époque, en d’autres lieux, Joseph Cabanis, un éleveur français des Alpes de Haute-Provence et ancien prêtre, voit son troupeau de brebis décimé par les loups. Fragilisé mentalement, il part en Laponie sur des on-dit l’assurant que tuer des loups en Laponie fait partie des droits sacrés de la population. Pour lui c’est une opportunité d’étancher sa soif de revanche sur l’espèce comme un exorcisme le libérant de son obsession des loups. Sur place, il apprend que ce sont des balivernes. Un peu plus désorienté, il recherche de l’aide et rencontre Anja. Elle lui offre la possibilité de tuer un loup sous une condition particulière. Anja et Joseph forment, au premier abord, un duo mal assorti. Pourtant, leurs personnalités de non-conformistes les rapprochent et les aident mutuellement à décortiquer leur rage respective pour la détourner en une action militante avec une touche de spiritualité particulière. « Comme bien des Sami, elle avait grandi en baignant dans un monde de mythologie. Elle connaissait tout du rituel presque sacré qui entourait dans les temps anciens la chasse à l’ours, véritable divinité chez les Sami. Mais le loup ? Rien pour lui. » Joseph, ancien prêtre catholique défroqué traque obsessionnellement dans les grimoires la trace du premier loup. Il jouit du respect de la grand-mère Elena. Dès leur rencontre, et malgré la barrière linguistique, ils se comprennent. Elle voue un culte à la vierge Marie assimilée chez les Sami à une ancienne divinité. Joseph a aussi saisi qu’Elena fait d’Anja l’héritière de son aura et de la pratique des joïks, « Le chant sacré des Sami, que les suédois nous ont interdit de chanter pendant des siècles parce qu’ils disaient que c’était le chant du diable. » Chants issus du chamanisme, en même temps mode d’expression, ils représentent aussi l’histoire du peuple Sami, évoquent une mémoire retenue par le sol. Souterrainement la vie continue et se manifeste. Il faut savoir écouter les pierres.

L’actualité du moment fait paraître dans un quotidien économique la découverte de terres rares par la société LKAB, entreprise publique suédoise. Cela préfigure la promesse d’une lutte efficace contre le réchauffement climatique et un gage d’indépendance pour l’Europe, avec ce gisement, vis à vis d’un fournisseur comme la Chine. Le hic, cette société exploite des mines qui ont réduit le territoire des Sami de 70%, plongeant jusqu’à mille trois cent soixante-cinq mètres sous terre. Les terres rares menacent encore ce territoire. Paradoxalement, les mines procurent des emplois aussi bien aux Suédois et aux Sami, mais aussi des conflits d’intérêt entre Suédois et Sami. Sans ce travail, des Sami ne pourraient continuer l’élevage et exercer leurs droits sur leurs terres, un privilège irritant pour certains Suédois. La police des rennes est chargée de veiller, entres autres, à ce que cela ne dégénère en conflits irréductibles et toujours latents. Pas de répit pour Klemet et Nina. Pourtant habitués à intervenir dans des accidents de rennes renversés par des voitures ou des camions, là, ils sont confrontés à une vision cauchemardesque. « Un troupeau de rennes avait été percuté de plein fouet par un train minéralier, un de ces convois de minerai de fer immense et incapable de s’arrêter en cas d’urgence immédiate. » Les bêtes appartiennent principalement à Aaron. Il se débat financièrement pour conserver son précieux troupeau et sa fierté. Ce carnage, dont des indices laissent penser qu’il a été prémédité, n’améliore pas son état dépressif. Quelques jours plus tard un attentat fait sauter les rails transportant le minerai, non loin du massacre des rennes. Aaron est soupçonné mais les affaires se compliquent quand ce dernier gît une balle dans le cœur. Suicide ou assassinat ? La carabine d’Aaron, vite retrouvée, s’expose complaisamment à la vue, sur un rocher, avec ses empreintes et celles d’Anja. L’arme a servi à abattre un loup. Anja devient suspecte. Klemet et Nina demeurent circonspects d’autant que les passions s’exacerbent pour la place d’éleveur laissée libre et que les enjeux économiques enveniment l’atmosphère. Ils s’éreintent en de belles longues journées d’enquête pour éclaircir cet imbroglio sous un soleil persistant à ne pas se coucher.

Un roman passionnant, instructif par la qualité et la minutie du milieu, au ton juste et aux péripéties équilibrées, sans effet de manche, dans un paysage désertique avec beaucoup d’allers-retours en quad, et pourtant palpitant. C’est dire tout le talent d’Olivier Truc. L’apparition d’Anja, boule de feu incandescente et porteuse de pistes d’avenir, fera probablement des étincelles dans d’autres volumes. Et nous sommes amateurs !

Michel Martinelli 
(30/10/24)    



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Noir & polar








Métailié Noir

(Août 2024)
528 pages - 22 €

Version numérique
12,99 €










Olivier Truc,
journaliste depuis 1986, vit à Stockholm depuis 1994 où il a été le correspondant du Monde. Spécialiste des pays nordiques et baltes, il est aussi documentariste pour la télévision.











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