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Le narrateur, cinéaste, la cinquantaine, revient d'un voyage au pays Toraja dans l'île de Sulawesi (Indonésie) où la population entretient un lien avec la mort différent de celui de notre société qui l'occulte. On y organise des funérailles extraordinaires où tous se doivent d'être présents, même ceux que leur vie a dispersés sur l'archipel ou plus loin encore, avec l'effort financier que cela représente pour une population majoritairement pauvre. Là-bas, les corps des adultes sont inhumés au creux des falaises et ceux des enfants de moins de 18 mois à l'intérieur de grands arbres. « On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l'arbre se referme, gardant le corps de l'enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. Alors peu à peu commence le voyage qui le fait monter vers les cieux, au rythme patient de la croissance de l'arbre. » Bouleversé profondément par cette nouvelle, se trouvant intimement confronté à la maladie et la mort dans son ombre, le narrateur se lance alors dans une série de recherches sur l'appréhension de la maladie, la dégradation des corps, le vivant, le temps qui passe. Comment se comporter vis-à-vis de quelqu'un qui va mourir ? En quoi la présence de la maladie et la mort changent-elles notre rapport aux autres et notre façon de communiquer et réfléchir ? Les mois qui passent, dans ce balancement entre l’espoir et la fatalité, illustrent la formule de Montaigne : « Ce n’est pas la mort qui est difficile mais le mourir. » Et puis d'Eugène, il reste aussi ce goût partagé pour la création et la littérature. « Combien la littérature parvient à rendre la vie plus vivante, à la réanimer, à chasser en elle, et pour un temps donné, hélas, ce qui la ronge, la mine et la détruit. » C'est donc naturellement que le roman nous fait côtoyer au détour du récit Marcel Proust, Borges, Mario Rigori Stern. La rencontre dans le café de l'hôpital avec Milan Kundera est lumineuse, saisissante d'émotion et mémorable. Côté cinéma, Claude Sautet, Sergio Leone, Sorrentino, Michel Piccoli (dans une scène dont l'humour et l'impertinence sont jubilatoires), s'invitent au fil des pages comme dans leurs discussions d'autrefois. De même, les Rolling Stones, Beth Gibbons, pour l'univers musical.
Si ce texte est donc conçu initialement comme un tombeau de papier pour son ami (« Le texte devient le lieu de notre amitié. Eugène est là dans les pages, les lignes ou entre elles. Il est ici. Le texte est devenu l'arbre du pays Toraja ») et à travers lui pour le romancier, éditeur et scénariste Jean-Marc Roberts auquel l'auteur a déjà dédié Jean-Bark en 2013, il n'hésite pas à s'y mettre lui-même en scène, sans tabous mais avec une infinie pudeur, évoquant ses morts mais aussi ses doutes, ses angoisses face à son propre vieillissement ou à la maladie, et bien sûr celle qui l'étreint à l'idée de cette fin inexorable qui le guette lui et ceux qui lui sont chers, comme tout autre. Puis, avec cette confrontation au réel, dans la lignée de cette image forte de l'arbre Toraja, la dégradation des corps, la séparation et l'adieu sont progressivement perçus comme différentes phases de l'existence, nous offrant au fur et à mesure une transfiguration de la mort en une ode lumineuse à la vie. Ce journal éclaté entre flash-back, digressions et présent consigné scrupuleusement, ce récit foisonnant où se mêlent réflexion existentielle et références privées (métier de cinéaste, création et écriture, engagement amoureux, affinités électives et amitié) se fait aussi état des lieux lucide d'un quinqua contemporain qui pourrait trouver un écho probable chez bien d'autres. Un roman libre dans sa forme, fluide à la lecture, profond et émouvant, qui demande à ce que l'on prenne son temps. N'hésitez pas à vous y plonger. Comme Eugène avait coutume de le dire au cinéaste à chaque fois qu'il lui prêtait un livre : « Cela devrait vous plaire ». Dominique Baillon-Lalande (19/04/16) |
Sommaire Lectures Editions Stock (Janvier 2016) 216 pages - 18 €
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