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Claire FERCAK

Histoires naturelles de l'oubli



Deux personnages, Odradek et Suzanne, sont frappés à des degrés différents d'amnésie.
Odradek, 37 ans, célibataire sans enfant, ayant vécu avec sa mère jusqu'à peu, devenu amnésique suite à un accident et un coma prolongé, retourne en mi-temps thérapeutique à la ménagerie où il travaillait comme soigneur animalier. Le poste de gardien auquel il a été affecté l'ennuie mais il se prend de passion pour les renards Corsac de Mongolie jusqu'à s'y assimiler et se prendre pour l'un d'entre eux.
« Les steppes m'appellent. Je me souviens. Je sais ce que je suis, ce que je vis. »
Pas très loin, à la bibliothèque devant laquelle il passe pour aller au zoo, travaille Suzanne, orpheline sans enfance, terrifiée par la vie, les microbes, le bruit, les contacts et les  autres, et depuis peu terrassée par le suicide de son mari. Une femme enlisée dans la douleur et l'absence qui bascule dans l'obsession pathologique et la dépression.
« Léonard, Léonard... Je ne t'ai pas aidé à ne pas disparaître, j'étais la mort moi-même, dissoute, consciente de mon inexistence, j'ai précipité notre disparition. »

Odradek, dans sa lutte contre la mort a perdu tout souvenir et quand ses anciens collègues essaient de l'aider en relatant ses goûts, comportements et habitudes d'avant, il se sent étranger à celui qu'on  lui dessine. Seul, sans famille ni amis, il se retrouverait, s'il n'y avait les renards, face à un grand trou noir qui happe son identité vers le néant.

Son cas à elle est différent : face au deuil brutal, la veuve s'est réfugiée dans le déni, travestissant la réalité pour l'envisager sous un jour moins traumatisant, reconstruisant son couple de façon fictionnelle pour retrouver son identité. « Je vais à la crêperie où nous aimions manger quand je te rejoignais pour déjeuner. Je dis à la serveuse que nous serons deux. [...] Je fais mine de consulter ma montre, de guetter ta venue, j'agrémente mon impatience de soupirs agacés... » « Choisir un dimanche pour se tuer, on ne m’enlèvera pas de la tête que c'est mal venu. Qu'est-ce qui t'a pris ? » Une attitude qui l'oblige à écarter de son chemin les témoins de son ancienne vie comme sa fille.

Ainsi les deux personnages se réfugient pareillement dans une réalité alternative pour tenir à distance la cause de leur souffrance, inventant chacun sa propre stratégie de refus. Ils vont tout faire pour se déprendre d’eux-mêmes, rompre ce fil ténu qui les rattachait non seulement à leur passé et à ceux qui l'habitaient mais aussi à une réalité et une existence programmée qui, de là où ils se trouvent aujourd'hui positionnés, n'ont à leurs yeux plus le moindre attrait.
« L'oubli est généralement motivé par un sentiment désagréable. [...] Pour moi, c'est bien. Cette mémoire engloutie me facilite la vie. Engloutie par qui ? Par quoi ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose manifestement. M'évertuer à savoir ne m’intéresse pas. Ça l'a peut-être intéressé avant, Odradek, mais je ne me souviens pas. »
« Je fais du tri dans mon studio. Je me débarrasse de tout objet ne signifiant rien pour moi. Je détruis, je déchire, je jette. » « Le pire pour un animal : être perçu et traité comme un homme. »
Deux êtres condamnés à vivre au présent et à se réinventer.

Ces deux-là, enfermés, hantant la vie comme des ombres, vont pourtant se rencontrer. C'est Suzanne qui en premier lieu examine avec une attention soutenue l'homme installé dans la salle d'étude de la bibliothèque à consulter et recopier compulsivement les ouvrages sur les animaux et la nature. Avec sa barbe longue et indisciplinée, son hygiène douteuse et son attitude sauvage et apeurée, cet usager inquiète le personnel. Elle, au contraire, il l'intrigue, voire la séduit. Peut-être reconnaît-elle en lui un frère des marges ou le prend-elle dans son délire pour un double de son défunt mari. Lui, effacé, absent à ce qui l’entoure, ne se rend compte ni du regard réprobateur qui l'accompagne dans l’établissement, ni de son intérêt bienveillant à elle.

Il faudra un peu de temps et une lente évolution de leur cas à chacun pour que, dans un endroit positionné hors de leur ancrage quotidien, ils fassent connaissance. Ce sera l'hôpital psychiatrique et son grand parc.
Là, le patient travail d'approche entrepris par Suzanne pour apprivoiser l'homme-renard, la facilité voire la fascination avec laquelle elle comprend et accepte l'univers animalier qu'il s’est créé,  finiront par lui permettre de l'y rejoindre.
C'est alors une vie hors de toute normalité, au plus près de la nature, qu'ils vont explorer ensemble, franchissant sans peur ni regret avec une certaine forme de joie et de tendresse partagée les frontières de la folie...

Un roman à deux voix où les personnages se racontent alternativement à la première personne du singulier, y livrant de façon intime et brute un monde intérieur fait de solitude et d'enfermement, habité par des angoisses et des obsessions insurmontables.
Tandis que lui s'adresse à son coma comme à son seul interlocuteur de confiance, elle dialogue avec son mari décédé comme s'il était toujours présent à ses côtés. Un peu comme des enfants qui auraient besoin d'un ami imaginaire.
Mais, progressivement, l'effacement du passé consécutif au choc respectif qu'ils ont subi chacun, de handicap se transforme en force, leur permettant d'échapper sans culpabilité aux conventions et contraintes sociales (famille ou travail), de larguer les amarres pour explorer en toute liberté d'autres territoires plus en correspondance avec ce qu'ils pressentent de leur nature profonde.

Pour bien marquer la différence sociale des deux personnages, la langue simple et hachée, émaillée d'hésitations, d'énumérations et de répétitions d’Odradek s'oppose de façon brute à la langue convenue et plus élaborée de Suzanne. Au-delà des différences de leur milieu socio-culturel, leur langage incarne aussi au plus près leur caractère, leur façon de vivre leur histoire.
Et, tandis que la rupture d'avec le monde réel s'accentue rapprochant les deux personnages, le lecteur assemble progressivement les pièces du puzzle pour cheminer à leurs côtés.

Les lieux ont ici leur importance : le fait que le roman se déroule tout d'abord dans deux monde clos très éloignés symboliquement l'un de l'autre (la bibliothèque, lieu des mots, du savoir et de la quête de la compréhension face à la ménagerie lieu de l'animalité, la nature et les instincts), prépare le troisième volet avec l'enfermement physique dans un lieu "neutre" et lui-même hors-normes (l'hôpital psychiatrique) qui rendra possible la vraie rencontre entre les deux protagonistes, la conjugaison et fusion de leurs pathologies et l'élaboration d'un délire commun.

Dans cette fable qui balade son lecteur du réel à l'imaginaire, de la normalité à l'irrationnel, au-delà de l'exploration psychologique bien évidemment première, c'est aussi l'aliénation sociale, la pression que le monde du travail et le foyer exercent sur chacun mettant sous le boisseau animalité, émotion et instinct, qui se trouvent également questionnées.
Et cette opposition entre le monde du rationnel confronté à la folie qui ballotte les personnages, entre le monde moderne et l'état sauvage, entre normes et liberté, devient sujet central, échappant à ceux mêmes qui portent cette problématique dans le roman. Sans jugement aucun, comme un magistral point d'interrogation qui resterait en suspens. 
 
Claire Fercak parvient, dans ce roman finement construit au déroulé parfait et au rythme soutenu, à embarquer le lecteur sans réticence aucune dans son improbable scénario.
Son écriture pointilliste qui sait devenir incisive ou humoristique à bon escient, n'est pas, sans aucun doute, la moindre de ses qualités.

L'originalité du sujet, la profondeur de l'univers que l'auteur nous fait côtoyer, la force des ressentis mis en mots, la troublante sensualité qui s'en dégage, font de ce livre certes dérangeant mais qui jamais ne dérape, une découverte de qualité à ne pas rater. Fascinant !

Dominique Baillon-Lalande 
(30/03/15)    



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Editions Verticales

192 pages - 17,90 €









Claire Fercak,
née en 1982,
écrit pour les adultes et pour la jeunesse. Histoires naturelles de l'oubli
est son sixième livre.










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