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Claire FERCAK
Deux personnages, Odradek et Suzanne, sont frappés à des degrés différents d'amnésie. Odradek, dans sa lutte contre la mort a perdu tout souvenir et quand ses anciens collègues essaient de l'aider en relatant ses goûts, comportements et habitudes d'avant, il se sent étranger à celui qu'on lui dessine. Seul, sans famille ni amis, il se retrouverait, s'il n'y avait les renards, face à un grand trou noir qui happe son identité vers le néant. Son cas à elle est différent : face au deuil brutal, la veuve s'est réfugiée dans le déni, travestissant la réalité pour l'envisager sous un jour moins traumatisant, reconstruisant son couple de façon fictionnelle pour retrouver son identité. « Je vais à la crêperie où nous aimions manger quand je te rejoignais pour déjeuner. Je dis à la serveuse que nous serons deux. [...] Je fais mine de consulter ma montre, de guetter ta venue, j'agrémente mon impatience de soupirs agacés... » « Choisir un dimanche pour se tuer, on ne m’enlèvera pas de la tête que c'est mal venu. Qu'est-ce qui t'a pris ? » Une attitude qui l'oblige à écarter de son chemin les témoins de son ancienne vie comme sa fille. Ainsi les deux personnages se réfugient pareillement dans une réalité alternative pour tenir à distance la cause de leur souffrance, inventant chacun sa propre stratégie de refus. Ils vont tout faire pour se déprendre d’eux-mêmes, rompre ce fil ténu qui les rattachait non seulement à leur passé et à ceux qui l'habitaient mais aussi à une réalité et une existence programmée qui, de là où ils se trouvent aujourd'hui positionnés, n'ont à leurs yeux plus le moindre attrait. Ces deux-là, enfermés, hantant la vie comme des ombres, vont pourtant se rencontrer. C'est Suzanne qui en premier lieu examine avec une attention soutenue l'homme installé dans la salle d'étude de la bibliothèque à consulter et recopier compulsivement les ouvrages sur les animaux et la nature. Avec sa barbe longue et indisciplinée, son hygiène douteuse et son attitude sauvage et apeurée, cet usager inquiète le personnel. Elle, au contraire, il l'intrigue, voire la séduit. Peut-être reconnaît-elle en lui un frère des marges ou le prend-elle dans son délire pour un double de son défunt mari. Lui, effacé, absent à ce qui l’entoure, ne se rend compte ni du regard réprobateur qui l'accompagne dans l’établissement, ni de son intérêt bienveillant à elle. Il faudra un peu de temps et une lente évolution de leur cas à chacun pour que, dans un endroit positionné hors de leur ancrage quotidien, ils fassent connaissance. Ce sera l'hôpital psychiatrique et son grand parc. Un roman à deux voix où les personnages se racontent alternativement à la première personne du singulier, y livrant de façon intime et brute un monde intérieur fait de solitude et d'enfermement, habité par des angoisses et des obsessions insurmontables. Pour bien marquer la différence sociale des deux personnages, la langue simple et hachée, émaillée d'hésitations, d'énumérations et de répétitions d’Odradek s'oppose de façon brute à la langue convenue et plus élaborée de Suzanne. Au-delà des différences de leur milieu socio-culturel, leur langage incarne aussi au plus près leur caractère, leur façon de vivre leur histoire. Les lieux ont ici leur importance : le fait que le roman se déroule tout d'abord dans deux monde clos très éloignés symboliquement l'un de l'autre (la bibliothèque, lieu des mots, du savoir et de la quête de la compréhension face à la ménagerie lieu de l'animalité, la nature et les instincts), prépare le troisième volet avec l'enfermement physique dans un lieu "neutre" et lui-même hors-normes (l'hôpital psychiatrique) qui rendra possible la vraie rencontre entre les deux protagonistes, la conjugaison et fusion de leurs pathologies et l'élaboration d'un délire commun. Dans cette fable qui balade son lecteur du réel à l'imaginaire, de la normalité à l'irrationnel, au-delà de l'exploration psychologique bien évidemment première, c'est aussi l'aliénation sociale, la pression que le monde du travail et le foyer exercent sur chacun mettant sous le boisseau animalité, émotion et instinct, qui se trouvent également questionnées. L'originalité du sujet, la profondeur de l'univers que l'auteur nous fait côtoyer, la force des ressentis mis en mots, la troublante sensualité qui s'en dégage, font de ce livre certes dérangeant mais qui jamais ne dérape, une découverte de qualité à ne pas rater. Fascinant ! Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Editions Verticales 192 pages - 17,90 €
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