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Jean-Michel GUENASSIA

Trompe-la-mort



Le père de Thomas est arrivé à New-Delhi en 1969, comme chef de projet.
Parmi ses collègues ingénieurs, il remarque une jeune Indienne et, malgré le règlement très strict qui organise les rapports entre collègues autochtones et coopérants (pas de contacts privés à l'extérieur, distance de cinquante centimètres minimum entre les corps au travail sous peine de licenciement…) une histoire d'amour se tisse entre eux. Ils se marient malgré la condamnation de la famille indienne traditionnelle et rapidement le petit Tom vient au monde, gardé par une nourrice autochtone qui l'initiera à sa langue et sa culture tandis que sa mère continuera à travailler.

Cela jusqu’aux huit ans de l'enfant quand toute la famille part vivre en Angleterre pour permettre à la mère malade d'avoir les soins nécessaires. Une adaptation difficile pour le jeune garçon dont la vie va changer du tout au tout. Il se languit du soleil, trouve Londres affreux, la maison en brique lui semble ridiculement petite.
« En Inde, les gens étaient colorés, de toutes les nuances, ici ils étaient blanchâtres, comme des coquilles d’œufs, ou ils étaient gris, comme les murs et les imperméables, le gazon et le ciel. Le pire, c'était le silence, on n'entendait pas la pluie tomber, une pluie sournoise qui s'infiltrait dans les os. En Inde, la mousson était une bénédiction du ciel, ici l'humidité était une plaie. »
« Londres n'avait aucun point commun avec Delhi. C'était moche, ça puait, c'était triste à mourir. Et pourtant il n'y avait aucun détritus par terre, pas de vaches dans les rues, ni de chiens, ni de rickshaws. J'ai détesté cette ville lugubre. »
Mais rapidement le gamin se fait des amis par le biais de sa pratique passionnée du cricket et mère et enfant seront intégrés sans difficulté à la communauté indienne "chocolat" (par opposition aux "bouteilles de lait" d'anglais) résidant comme eux au quartier de Greenwich. 
Une chance pour la mère à la santé chaotique qui bénéficie là de l'aide et du soutien que son mari, contraint à de fréquents et longs voyages pour ses activités, ne peut lui apporter.
Puis pour Tom le métis comme pour ses copains c'est l'adolescence, la bagarre, les premiers émois amoureux, le rejet du père… C'est à cette période que survient son premier accident grave, dont il  sortira miraculeusement à peine amoché.
Le drame est ailleurs, dans la maladie de la mère que rien ne semble pouvoir enrayer.
« Tu sais, mon fils, il ne faut penser qu'au présent, sans cesse. Le reste n'a pas d'intérêt. L'avenir nous est interdit ; pour nous, êtres humains, c'est le présent qui existe. N'oublie jamais que la vie est une maladie incurable, Tommy. »  a-t-elle coutume de lui répéter. Une phrase que jamais il n'oubliera. 

Dès ses  dix-huit ans il quitte tout pour s’engager donc dans les Royal Marines.
Du conflit nord-irlandais à la guerre d’Irak, il assure sa mission sans faillir malgré une tendance naturelle au défaitisme et un réalisme simple. « La seule justification de cette guerre d'Afghanistan, c'étaient les milliards de dollars que rapporte le pavot. Et le pire, c'est qu'ils ne consomment pas leur pourriture, ils l'envoient chez nous. J'ai été ravi de quitter ce monde de fous, où la police, l'armée et l'administration afghanes sont aux mains des trafiquants de drogue. »
« Ils vont gagner parce qu’ils se fichent de mourir. Nous, nous avons peur de disparaître, nous essayons de nous protéger par tous les moyens et nous accordons à nos vies une valeur incommensurable. Pour eux, c’est une guerre de religion. Leur sacrifice sera un honneur et une gloire pour leur famille, et l’entrée garantie au paradis », ose-t-il avouer un soir.
Ses actes de bravoure et sa "résurrection" après un crash d'hélicoptère, où les médecins l'ont déclaré décédé, lui valent une certaine notoriété et le surnom de Trompe-la-mort.
« – Dites-moi, Larch, comment avez-vous fait pour ne pas mourir ?
– J'ai eu de la chance, mon général. Ce sont les journalistes qui exagèrent. »

Mais il est vrai que Tom Larch est un "cas" : il a survécu dans sa jeunesse à une chute de plusieurs étages et à un incendie, puis comme militaire à des embuscades et des combats qui ont vu tomber bon nombre de ses camarades, et pour finir à ce fameux crash d'hélicoptère dont il est le seul rescapé... Hasard, baraka hors du commun, ange gardien particulièrement performant, ou instinct de vie inattaquable ? Mais « Qu'est-ce que ça signifie d'être vivant si les autres meurent assassinés ? Peut-on continuer comme si de rien n'était quand ils sont martyrisés ? Comme si on n'entendait pas les hurlements de désespoir, les appels au secours. Peut-on toujours jouer à l'indifférent ? Soutenir qu'on n'est pas concerné par le sang qui coule tant que ce n'est pas le sien qui est versé. »

Une jeune et célèbre journaliste de la télévision débarque au Koweït afin de l'interviewer pour  réaliser un documentaire dont il sera le héros. Un succès inespéré à la diffusion, qui fera de lui le soldat star du petit écran et  le rendra célèbre au-delà même des frontières. Un reportage culte qui va jusqu'à générer diverses propositions de film et de livre…
Mais devant ces mondanités où le militaire devient à la fois vedette et spectateur de sa vie,  Tom est mal à l'aise. Il refuse de surfer sur cette vague où l’entraîne la belle journaliste qui partage dorénavant sa vie. Et quand l'armée le débauchera pour cause de handicap, c'est un poste mal payé pour une association sportive en direction des jeunes, offerte par un de ses anciens chefs militaires, qu'il choisira.
« Si je voulais m'en sortir, il fallait que je reprenne possession de mon existence, que ce soit moi qui choisisse mon chemin, et personne d'autre, et que j'arrête de subir comme si j'étais vaincu d'avance. Quels que soient les risques. Avec, cet état d'esprit, je pensais que j'allais au devant de grosses difficultés. Mais pas que j'allais sombrer au fond du fond. »
Et puis tout bascule lorsqu'un milliardaire londonien supplie Tom d'endosser le costume de détective pour essayer de retrouver son fils dont les derniers signes de vie proviennent de l'Inde...
L'occasion pour Tom d'un retour aux sources sur les traces de sa propre enfance.
« J'avais tout oublié, je ne me souvenais pas de cette misère effrayante. Le moment n'est pourtant pas pire aujourd'hui. C'était moi, avec mon regard d'enfant, qui ne la voyais pas, les enfants ne voient jamais l'univers des adultes, j'étais passé à côté, habitué et comme vacciné, j'étais un petit Blanc aussi différent qu'un Indien. J'avais dans ma mémoire ces images frelatées de carte postale du cérémonial du vice-roi lors des fêtes fastueuses des maharadjahs couverts de bijoux sur leurs éléphants chamarrés, ou des scènes colorées et sucrées des films de Bollywood, avec des paillettes, des fleurs, de la musique vive, à mille lieues de l'enfer que je traversais. On avançait centimètre après centimètre dans un univers chaotique. »
L'occasion aussi de frôler la mort à nouveau et d'affronter ses  propres démons pour s'en libérer.
      
Formidable conteur, Jean-Michel Guenassia nous entraîne dans les rocambolesques aventures de  Thomas Larch (Tom, Tommy) à la croisée de notre Histoire en un roman picaresque où il convoque avec talent et jubilation tout ce qui fait notre monde au XXIe siècle : médias, argent, shows, guerres, ex-colonies...

Et cette narration à la première personne révèle un personnage décalé, indifférent à la gloire et à l'argent, tiraillé entre deux pays et deux cultures. L'auteur façonne pour nous, avec facétie et affection, ce personnage de militaire par choix et par devoir, baroudeur sans peur mais doté d'un caractère indécis et candide, ce héros malgré lui ballotté par le destin et indifférent.
Et le lecteur s'attache aux aventures de cet étrange "immortel" qui semble avoir toujours un coup de retard sur sa propre vie, capable de lui emboîter le pas en occultant comme lui les évidences et les indices savamment éparpillés par l'auteur au fil du récit tant il se laisse embarquer.

En fil rouge pour cette saga foisonnante, s'imposent le questionnement sur la filiation et celui sur la double culture. Et si le récit joue sur l'exotisme c'est en nous immergeant dans l'Inde contemporaine et ses us et coutumes, dans le bruit et la foule de Delhi, dans une vision plus intériorisée que documentaire qui met en relief une société aux valeurs bien éloignées des nôtres, qui pointe « l'arrogance des Blanc, l'illusion que nous, Occidentaux, avons de posséder la meilleure organisation sociale ; en réalité, nous méprisons ceux qui ne raisonnent pas et ne vivent pas comme nous et nous voulons sans cesse les obliger à nous ressembler. »

Le choix d'un découpage type "feuilleton" avec trois parties distinctes – l'enfance avec la juxtaposition des deux cultures, les aventures du militaire devenu super-héros, le retour aux origines – permet la conjugaison du récit d'initiation, du roman d'aventure et de l'histoire d'amour sous la forme d'une autobiographie imaginaire, d'une enquête policière et d'une quête d’identité.

Par la fluidité de son écriture, sa rigueur de construction, son rythme endiablé et son goût pour les péripéties les plus invraisemblables, l'émotion et les rebondissements, Jean-Michel Guenassia nous ferre comme un vulgaire poisson dans les turbulences du torrent pour ne plus nous lâcher.

Un roman à la Alexandre Dumas version XXIe siècle, qui privilégie l'énergie, l'action, l'aventure, rien que pour le plaisir !

Dominique Baillon-Lalande 
(25/07/15)   



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Albin Michel

(Janvier 2015)
400 pages - 22,00 €







Jean-Michel Guenassia,
né en 1950 à Alger,
a obtenu le Prix Goncourt des lycéens 2009 pour
Le Club des Incorrigibles Optimistes.


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