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Thomas GUNZIG
Imaginez une société au consumérisme débridé,
régie par les lois de la grande consommation, une humanité homologuée,
traduite en codes-à-barres, écrasée sous le poids des marques,
gouvernée par le profit et le confort à crédit. Un monde
où les puissants aux affaires tirent les ficelles et où les marionnettes
qu'ils manipulent parviennent à peine à survivre. Comment faire
acheter plus de pain aux chalands ? En aspergeant le rayon boulangerie avec
un parfum de synthèse qui imite celui du pain chaud... Les employés
sont épuisés, sans perspectives, juste capables de se réchauffer
des surgelés et de s'endormir devant la télévision après
leur boulot. Pour les gouvernements, c'est la paix sociale garantie avec à
disposition du bétail docile, mené à l'abattoir quand il
ne remplit plus son office. Seuls quelques rares êtres d'exception, dotés
d'une énergie hors du commun parviennent à émerger. Après
des études de commerce, bien sûr, le seul enseignement encore dispensé.
Tout se passe dans une cité glauque, réserve de main-d'uvre bon marché pour l'hyper proche, seul employeur local dans le périmètre. L'intrigue se noue donc là : un vigile, Jean-Jean, agent de sécurité parce que cela "n'exigeait que le bac et une bonne présentation", est chargé par la direction de mettre en place un réseau de surveillance rapprochée afin de pouvoir virer Martine Laverdure, 54 ans, caissière d'origine cap-verdienne, à la cadence trop lente et suspectée de fréquenter Jacques Chirac Oussoumo, le responsable du rayon primeurs. Il faut savoir que toute liaison dans le personnel est interdite par le règlement car considérée comme facteur d'un potentiel préjudice pour l'hypermarché. Non sans scrupules, Jean-Jean s'exécute et les caméras installées lui permettent d'accumuler les preuves nécessaires au licenciement. Malheureusement, lors de l'entrevue dans le bureau de la direction, Jean-Jean, présent, a un geste maladroit et la femme tombe en heurtant le coin d'un bureau. Mort immédiate. Un accident bête qui ne sera pas sans conséquences pour cet employé sans forte personnalité, dont les parents "avaient pris l'option génétique moyen de gamme Pioneer, du pas très robuste, le genre d'organisme fait pour travailler trente-cinq heures dans un bureau calme et pas cinquante à ranger des sandwiches dans des frigos". Un homme soumis aux humeurs de sa femme ambitieuse, autoritaire et agressive, issue d'un croisement reptilien. "Le contact avec Marianne lui faisait penser à celui d'avec un serpent, c'était sans doute normal d'ailleurs, vu le modèle de Marianne : l'entrée de gamme Hewlett-Packard, connu pour sa résistance aux maladies, pour son calme, pour sa fiabilité générale. Tout ça obtenu en saupoudrant délicatement les chaînes ADN avec du code de mamba vert dont la production naturelle de neurotoxine était une garantie contre une palette de maladies dégénératives du système nerveux : maladie de Creutzfeld-Jacob, chorée de Huntington, la sclérose en plaques, les maladies lysosomales, la maladie de Parkinson et surtout la maladie d'Alzheimer. Dans l'histoire familiale des parents choisissant l'upgrade Hewlett-Packard pour leurs filles, on trouvait souvent le souvenir d'une grand-mère ou d'une arrière-grand-mère ayant terminé sa vie dans les soubresauts d'une dissolution des neurones lui faisant confondre le bouquet de fleurs apporté à l'hôpital avec un petit cheval de bois remonté du fond de sa mémoire." Le décès de Martine Laverdure déclenche un vrai cataclysme : Jacques Chirac pousse les enfants de la caissière à venger la victime, prenant Jean-Jean pour cible. La société, alertée, permet généreusement à l'employé de bénéficier du service de Synergie et Proactions, en la personne de la Blanche de Castille Dubois, à la fois pour le protéger et pour coincer les dangereux perturbateurs. Dans le même temps, quatre hommes-loups aux dents longues, sans foi ni
loi mais prêts à tout pour leur place au soleil, des frères
respectivement baptisés Blanc, Gris, Brun et Noir, montent une attaque
de fourgon blindé, liquidant les convoyeurs de fonds et s'emparant de
la recette d'un géant de la distribution. Un coup inventif et juteux,
avec de nombreuses victimes. Quand les fauves débusquent Jean-Jean et son épouse dans leur
appartement, celui-ci parvient à s'échapper tandis qu'ils s'acharnent
sur Marianne. Mais celle-ci, avec son venin de mamba vert, résiste, se
bat, tient tête. Elle finit même par séduire le mâle
dominant, apparemment plus humain et plus intelligent que le reste de la fratrie.
La superwoman, prise en otage, très probablement violée par Blanc
mais en vie, ne perd pas son sang-froid de reptilienne mais pense déjà
à l'avenir, à son business, à l'argent du casse dont Blanc
lui a parlé, à la séduction qu'elle semble exercer sur
lui, aux avantages qu'elle pourrait en tirer et à la liste des produits
de nettoyage nécessaires à la tanière des gangsters...
La violence explosera, générant désordre et panique, quand les gangsters loups feront un massacre dans la grande surface où ils espèrent coincer Jean-Jean. Les citoyens-consommateurs prennent peur, les grands patrons s'inquiètent de leur chiffre d'affaires... et il ne reste plus à notre homme, accompagnée de Blanche, qu'à fuir, poursuivi par la meute avec, à ses côtés, une Marianne jalouse qui veut en découdre. La chasse est ouverte..... Bienvenue dans le monde politico-fantastique plein d'humour et de violence
propre à Thomas Gunzig. Dans le Manuel de survie à l'usage des
incapables on ne trouve aucune recette mais un reflet déformé
de ce qui fait aujourd'hui notre quotidien : la marchandisation de la société,
la suprématie technologique et les manipulations génétiques,
le pouvoir des puissants et l'esclavage de la plupart, la marginalisation de
quelques autres avec la violence suburbaine qui l'accompagne, l'individualisme
triomphant de tous. Car avant tout, Thomas Gunzig s'amuse. Il nous entraîne dans un thriller
déjanté et burlesque (qui pourrait aussi s'apparenter à
la fable philosophique), avec l'étonnant et détonnant cocktail
d'humour noir et la science du rebondissement improbable qui le caractérisent
depuis ses tout débuts. L'écriture est un harmonieux mélange de précision, de
fluidité, le rythme nerveux et l'auteur use et abuse de la confusion
des genres avec brio. Si on reste dans le registre du cinéma, il y a, comme chez Tarentino,
du sang, du sexe et de la folie et un jeu certain avec les clichés et
les références cultes des séries B dans tout cela, mais
en les transcendant en permanence. La mécanique est parfaite, le roman grinçant et jubilatoire et on se prend à regretter que Thomas Gunzig, par ailleurs écrivain pour le théâtre et animateur radio en Belgique, soit si parcimonieux à s'adonner au roman. On en redemande ! Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Au Diable Vauvert 420 pages - 18 € Folio (Mars 2015) 416 pages - 7,50 €
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