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Lola LAFON


La petite communiste qui ne souriait jamais



Nadia Comaneci, la petite gymnaste roumaine de quatorze ans qui déboula, en 1976, aux JO de Montréal, semblait défier les lois de la pesanteur. Elle mit en échec sept fois le tableau d'affichage, programmé pour un seul chiffre avant la virgule et non pour le 10 attribué unanimement par le jury, entrant ainsi dans l'histoire collective. Ces images, repassées en boucle, saturées de commentaires, ont été diffusées devant cinq cents millions de téléspectateurs subjugués et ont fait le tour de la planète.
Quand les caméras se braquent sur elle, avec son justaucorps sans fantaisie et sa queue de cheval nouée par un ruban rouge, c'est pour découvrir une athlète "douloureusement adorable, insupportablement trop mignonne", à la prestation parfaite. "On convoque les éléments : nage-t-elle dans un océan d'air et de silence ? On repousse le sport, trop brutal, presque vulgaire en comparaison de ce qui a lieu, on rature, on recommence : elle ne sculpte pas l'espace, elle est l'espace, elle ne transmet pas l'émotion, elle est l'émotion."
Devant l'agitation qui règne autour du tableau d'affichage défaillant, la sportive ne laisse rien transparaître. Et quand les médias se précipitent prévoyant chez elle une légitime combinaison de surprise, de modestie feinte, de joie et de minauderies enfantines, ils se heurteront à une gamine à l'assurance tranquille, consciente de sa performance et apparemment insensible à ce qui se passe dans ces jeux du cirque dont elle est l'enjeu. Elle a travaillé dur pour être la meilleure, a réussi, c'est tout.

C'est sur cette scène mythique que Lola Lafon ouvre sa biographie imaginée de l'icône. A partir d'un dialogue fantasmé, elle entreprend de restituer l'histoire de la championne, à partir de ses sept ans, quand Béla Károlyi et sa femme créent leur école sportive expérimentale et la repèrent. Avec cet entraîneur visionnaire et inflexible, la petite fille s'exerce sans relâche, répétant chaque geste jusqu'à la perfection, dans la destruction absolue de toute peur de la chute et de toute douleur. Mais la petite assure : "Béla est allé très loin avec moi mais j'avais mis en place une défense. […] Il n'a pas pu me briser parce qu'il n'a jamais su où étaient mes vraies limites, je ne les ai jamais dévoilées", confiera-t-elle. Et puis, en parallèle, Béla mène aussi une lutte sans merci auprès des autorités pour faire reconnaître ses méthodes et faire inscrire ses filles, malgré leur jeune âge, dans les sélections officielles.
Des années marquées par une discipline de fer et une quête incessante de la perfection, qui vont produire une génération de gymnastes audacieuses, énergiques et techniquement parfaites aptes à révolutionner mondialement la discipline.

Le résultat dépasse toute espérance : de 1975 à 1981, la "fée des Carpates" va, des JO (Montréal, Moscou) aux championnats du monde et à ceux d'Europe, accumuler 16 médailles d'or, 7 d'argent et 2 de bronze. Les médias ont leur star et les petites filles du monde entier, socialiste et capitaliste, se mettent à la gymnastique et veulent lui ressembler.
Que la gymnaste gracile et sérieuse, dont tous admirent la concentration, les prouesses techniques, la puissance et les prises de risque, reste muette devant les caméras et les micros, n'entamera en rien l'engouement général dont elle sera l'objet. Peut-être cette froideur même s'est-elle conjuguée à l'aspect androgyne de la fillette pour en faire un ange asexué, sans âge et plein de mystère.
Le régime de Ceausescu voit dans Nadia un emblème national et dans ces médailles "une lente publicité pour les bienfaits de l'enfance communiste" d'autant plus gratifiante pour le régime que les championnes "trop jeunes pour émettre une opinion sur ce qui se déroulait dans le pays ne demanderaient pas l'asile politique à l'occasion d'une quelconque compétition à l'Ouest".
Effectivement, avec Nadia le dictateur pouvait dormir tranquille : "elle ne parle pas, sauf pour lire les textes officiels qu'elle doit dire après une victoire."
Mais comme le dit la gymnaste assez justement: "Ah oui, bien entendu ! Les Roumains vendaient le communisme. En revanche les athlètes français ou américains, aujourd'hui, ne représentent aucun système, n'est-ce pas, aucune marque !…" Les champions ne sont-ils pas manipulés par tous les États, qu'ils soient communistes ou libéraux ?

Puis vint le temps où le corps de l'athlète s'est transformé. Ses os ne semblent plus faits de "fil de soie", la petite fille s'est muée en femme, "verdict : la magie est tombée" lira-t-on dans la presse lors des JO de Moscou, en 1980. Un changement de silhouette vécu comme une trahison par la presse qui avait encensé cette enfant prodige, comme si ses prouesses techniques encore extraordinaires (deux nouvelles médailles d'or et une d'argent aux JO de Moscou) s'en trouvaient altérées. "On ne lui pardonne pas de grandir, raconte la romancière. On ne lui pardonne pas de devenir comme les autres femmes. Il faut qu'elle reste un elfe, Alice au pays des merveilles, Cendrillon. Il est impardonnable qu'elle devienne un être sexué. Et qu'elle puisse avoir des désirs, et pas seulement en provoquer. A ce moment-là, elle devient Marie-Madeleine, on lui jette des pierres."
Là encore, "le robot communiste de 40 kg" continue obstinément son parcours sans paraître attacher la moindre importance à ce qui se dit sur sa personne.

A partir de 1981, la gymnaste encore très sollicitée fera quelques exhibitions aux USA. C'est lors d'un de ces voyages que Béla, décidé à rester aux États-Unis pour y poursuivre son activité, l'abandonnera. Cela vaudra à la jeune fille, dès son retour, une surveillance de tous les instants de la part du régime roumain. Protection d'autant plus rapprochée qu'elle se verra alors imposer par le fils du dictateur un simulacre de relation amoureuse.
Après une participation aux JO de Los Angeles où elle se fait voler la mise par une Américaine et une compatriote (Ecatarina Szabo), "celle qui ne tombait jamais" voit sa carrière s'effondrer. Déchiquetée par ceux qui la portèrent aux nues, elle sombre, à vingt-trois ans à peine, dans l'anonymat et se retrouve affectée à l'entraînement des juniors par la fédération roumaine de gymnastique. Elle est simultanément interdite de sortie du territoire.
Mais celle qui fut une vraie mascotte mondiale, instrumentalisée dès l'enfance par le régime roumain et par les médias capitalistes pareillement, contre toute attente, se permet de rêver d'autre chose. En novembre 1989, quelques semaines avant la chute du régime Ceausescu, elle parviendra à fuir le pays à pied, anonymement, avec d'autres compatriotes, pour émigrer aux États-Unis.
S'ensuit une période difficile, pleine de malentendus...

Dans la deuxième partie du récit, la narratrice, Lola Lafon, se rend en Roumanie sur les traces de Nadia à la rencontre de ceux qui l'ont côtoyée à l'époque, pour, au-delà du roman-photo et des clichés qui ont accompagné sa carrière hors du commun, tenter de capter des éléments de vérité sur la personnalité et la vie de cette héroïne si discrète sur elle-même.

La biographie de Nadia Comaneci est ici revisitée par Lola Lafon, par le biais de dialogues fantasmés entre la gymnaste de génie, produit d'un régime et d'une époque, "jeune prodige communiste" à l'Est et "icône asexuée" à l'Ouest, et l'auteur, narratrice à la première personne, qui entreprend de gratter les versions officielles pour esquisser un portrait éclaté d'une fille face à ses juges, sportifs, médiatiques ou politiques. Par un ingénieux dispositif narratif, l'auteur alterne récits dûment documentés sur les moments forts de la vie de Nadia, et les échanges fictifs, épistolaires ou téléphoniques, avec la gymnaste. Dans un mouvement dialectique de leurs points de vue réciproques souvent fondés sur des a priori, leurs phrases, séparées par l'espace et décalées dans le temps, s'entrechoquent et font voler en éclats les représentations habituelles. Ce procédé permet aussi d'humaniser l'ensemble en y intégrant des scènes du quotidien comme celles qui illustrent l'étonnante relation de "l'elfe" des JO avec son entraîneur. L'ensemble est vivant et on y croit.

Si La petite communiste qui ne souriait jamais est l'histoire d'une perfection, d'une magie en action, d'une championne à la fois moteur et victime, sujet et objet, qui, malgré les médias qui la font et la défont, avance encore et toujours pour finalement échapper à tous, c'est aussi la description de la fabrication d'un mythe par les médias puis de sa mise à mort.

Mais, loin du biopic à l'américaine, le récit ose des apartés imaginaires, se transforme en bien autre chose que l'histoire people d'une célébrité. En effet, Lola Lafon excelle dans cet art du déplacement qui consiste à s'appuyer sur le destin de son héroïne pour glisser vers les sujets plus intimes, faisant passer le récit premier de l'essentiel à l'accessoire.
Par sa proximité originelle avec son sujet, l'auteur parvient à habiter le récit de façon personnelle. Comme Nadia, elle a vécu dans "ce monde disparu et si souvent caricaturé : l'Europe de l'Est où elle a grandi, coupée du monde, aujourd'hui enfouie dans une Histoire close par la chute d'un Mur" (Interview au Café roumain). Comme elle, elle a connu la discipline du corps quand elle était danseuse. "Mon expérience m'a sûrement aidée à comprendre, à décrire ce qui se passe à l'intérieur quand on exécute quelque chose et quand on le rate, quand on le cherche; et aussi ce fait d'être enfant et de désirer plus que tout être face à un miroir et améliorer un mouvement alors que les autres enfants jouent dehors". (idem)

Alors, c'est aussi de la Roumanie que ce roman nous parle, celle de l'enfance de Nadia et de ses souvenirs mais aussi celle de Lola en filigrane. Ce pays dominé par Ceausescu, ce tyran au désir de démographie exponentielle servie par la mise en place d'une "police de la menstruation" avec une surveillance constante des femmes par des médecins, y compris sur leurs lieux de travail, pour éviter les avortements ; sa population exsangue confrontée au froid et au rationnement face à un régime à la surveillance paranoïaque. Mais, au-delà des manipulations politiques nationales, la Roumanie c'est aussi la patrie qui a donné à la gamine sa chance d'être championne, celui de la solidarité, des joies partagées et de l'humour. Alors, les souvenirs bénis de l'enfance heureuse, s'accommodent mal, pour la gymnaste, des préjugés occidentaux portés sur cet État de l'Est. Pour l'auteur aussi, semble-t-il.
D'autant que le monde libéral incarné ici par les États-Unis, qui s'érige en juge et se présente en terre de salut, est loin d'être à la hauteur des rêves qu'il génère. Les athlètes y sont utilisés comme enseignes publicitaire, les femmes s'y trouvent objetisées et sacrifiées au dieu "image", les médias et la consommation représentent une autre forme de dictature… "Avant (en Roumanie), les gens avaient constamment peur, c'est vrai, peur qu'on les entende dire des choses interdites, aujourd'hui, (aux USA) on peut tout dire, félicitations, seulement personne ne nous entend."
Renvoyant chacun dos à dos, Lola Lafon entreprend donc de se battre contre les stéréotypes et idées reçues, met à mal les préjugés et les certitudes convenues, pointe du doigt l'instrumentalisation de la jeune héroïne et plus généralement la violence faite à l'humain, également, des deux côtés.

Ici, le corps féminin et le regard (le jugement?) porté sur lui par les médias, occupe aussi une place prépondérante.
Le mythe Comaneci repose sur l'enfance éternelle, à l'identique de celui deux autres grandes icônes populaires à l'Ouest que sont symétriquement les très jeunes Jodie Foster et Brooke Shields. Quand Nadia passe de "fée" à jeune femme, les commentaires se font amers, cachant mal la déception qui succède à l'éblouissement. La transformation du corps de la gymnaste apparaît comme une déchéance et les signes de la maturité (seins, règles) comme une "maladie" contre laquelle la sportive devrait lutter. Impossible combat à l'issue fatale. Avec une misogynie certaine, les médias se déchaînent et clament leur déconvenue devant cette "trahison" : "Tout ça, seins, hanches, explique un spécialiste lors d'une retransmission, ça ralentit les tours, ça plombe les sauts, c'est moins propre comme ligne." Nadia est maintenant dans la norme et cela ne lui sera pas pardonné. "C'est incroyable de mesurer le fossé entre l'amour passion pour la gamine sans hanches, sans seins, et le retour de bâton lorsqu'elle a grandi", s'irrite Lola Lafon pour qui "Nadia est une extrapolation de toutes les femmes".
Et l'héroïne, soudain, n'est plus seulement l'icône de toute une génération mais l'incarnation de toutes les femmes d'ici ou d'ailleurs, victimes de l'image générée par le papier glacé et les écrans, des normes morales liées au corps et à la sexualité, de l'injonction à la maternité, de l'autorité masculine.

Ce roman, au croisement de la biographie d'un "phénomène" internationalement connu et de l'intime, surprend et se place là où on ne l'attendait pas. De la championne, entre enfant gâtée et robot, finalement l'auteur nous apprendra peu de chose, ne cherchant aucunement à créer un lien et à provoquer l'empathie avec elle. Son but est ailleurs, dans la description du bloc de l'Est dans ces années marquées par la guerre froide et, dans le démontage de cette incroyable machine médiatique fixée sur le corps de la petite gymnaste qui polarise l'intérêt. On retrouve là les obsessions récurrentes de l'auteur sur le corps et la maltraitance des femmes.

Ainsi, pour ceux qui, comme moi, avaient apprécié les précédents romans autobiographiques et intimes de Lola Lafon, celui-ci, même s'il explore d'autres voies romanesques, témoigne du même engagement, est porté par la même écriture intérieure, la qualité émotionnelle et la révolte, qui caractérisaient l'écrivain jusqu'à présent. S'y ajoute juste une prouesse technique supplémentaire : les images et les questions s'enchaînent avec grâce, rapidité et efficacité, comme les figures de la gymnaste au sol ou sur la poutre, sans le moindre temps mort.
Il en résulte une adéquation parfaite entre le personnage, prétexte certes mais support, et la facture même du roman.

Le récit émeut, passionne, conquiert. C'est une curiosité et une vraie réussite à lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(22/01/14)    



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Lectures









Actes Sud

(Janvier 2014)
320 pages - 21 €



Babel

320 pages - 11 €




Ce roman a reçu de nombreux prix littéraires :

Prix de la Closerie des Lilas, Prix Ouest France-Étonnants Voyageurs, Grand prix de l’héroïne Madame Figaro, Prix littéraire d’Arcachon, Prix des lecteurs de Levallois, Prix Jules-Rimet sport et littérature, Prix du roman Version Femina attribué en partenariat avec la Fnac…











Lola Lafon,
romancière et musicienne, a publié Une fièvre impossible à négocier, De ça je me console et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce.
Son dernier album, Une vie de voleuse, est sorti chez Le Chant du Monde / Harmonia Mundi.





Pour visiter
le site de l'auteur :
http://lolalafon.t15.org/



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Wikipédia







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