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La petite communiste qui ne souriait jamais
Nadia Comaneci, la petite gymnaste roumaine de quatorze ans qui déboula,
en 1976, aux JO de Montréal, semblait défier les lois de la pesanteur.
Elle mit en échec sept fois le tableau d'affichage, programmé
pour un seul chiffre avant la virgule et non pour le 10 attribué unanimement
par le jury, entrant ainsi dans l'histoire collective. Ces images, repassées
en boucle, saturées de commentaires, ont été diffusées
devant cinq cents millions de téléspectateurs subjugués
et ont fait le tour de la planète. C'est sur cette scène mythique que Lola Lafon ouvre sa biographie imaginée
de l'icône. A partir d'un dialogue fantasmé, elle entreprend de
restituer l'histoire de la championne, à partir de ses sept ans, quand
Béla Károlyi et sa femme créent leur école sportive
expérimentale et la repèrent. Avec cet entraîneur visionnaire
et inflexible, la petite fille s'exerce sans relâche, répétant
chaque geste jusqu'à la perfection, dans la destruction absolue de toute
peur de la chute et de toute douleur. Mais la petite assure : "Béla
est allé très loin avec moi mais j'avais mis en place une défense.
[
] Il n'a pas pu me briser parce qu'il n'a jamais su où étaient
mes vraies limites, je ne les ai jamais dévoilées", confiera-t-elle.
Et puis, en parallèle, Béla mène aussi une lutte sans merci
auprès des autorités pour faire reconnaître ses méthodes
et faire inscrire ses filles, malgré leur jeune âge, dans les sélections
officielles. Le résultat dépasse toute espérance : de 1975 à
1981, la "fée des Carpates" va, des JO (Montréal,
Moscou) aux championnats du monde et à ceux d'Europe, accumuler 16 médailles
d'or, 7 d'argent et 2 de bronze. Les médias ont leur star et les petites
filles du monde entier, socialiste et capitaliste, se mettent à la gymnastique
et veulent lui ressembler. Puis vint le temps où le corps de l'athlète s'est transformé.
Ses os ne semblent plus faits de "fil de soie", la petite fille
s'est muée en femme, "verdict : la magie est tombée"
lira-t-on dans la presse lors des JO de Moscou, en 1980. Un changement de silhouette
vécu comme une trahison par la presse qui avait encensé cette
enfant prodige, comme si ses prouesses techniques encore extraordinaires (deux
nouvelles médailles d'or et une d'argent aux JO de Moscou) s'en trouvaient
altérées. "On ne lui pardonne pas de grandir, raconte
la romancière. On ne lui pardonne pas de devenir comme les autres femmes.
Il faut qu'elle reste un elfe, Alice au pays des merveilles, Cendrillon. Il
est impardonnable qu'elle devienne un être sexué. Et qu'elle puisse
avoir des désirs, et pas seulement en provoquer. A ce moment-là,
elle devient Marie-Madeleine, on lui jette des pierres." A partir de 1981, la gymnaste encore très sollicitée fera quelques
exhibitions aux USA. C'est lors d'un de ces voyages que Béla, décidé
à rester aux États-Unis pour y poursuivre son activité,
l'abandonnera. Cela vaudra à la jeune fille, dès son retour, une
surveillance de tous les instants de la part du régime roumain. Protection
d'autant plus rapprochée qu'elle se verra alors imposer par le fils du
dictateur un simulacre de relation amoureuse. Dans la deuxième partie du récit, la narratrice, Lola Lafon, se rend en Roumanie sur les traces de Nadia à la rencontre de ceux qui l'ont côtoyée à l'époque, pour, au-delà du roman-photo et des clichés qui ont accompagné sa carrière hors du commun, tenter de capter des éléments de vérité sur la personnalité et la vie de cette héroïne si discrète sur elle-même. La biographie de Nadia Comaneci est ici revisitée par Lola Lafon, par le biais de dialogues fantasmés entre la gymnaste de génie, produit d'un régime et d'une époque, "jeune prodige communiste" à l'Est et "icône asexuée" à l'Ouest, et l'auteur, narratrice à la première personne, qui entreprend de gratter les versions officielles pour esquisser un portrait éclaté d'une fille face à ses juges, sportifs, médiatiques ou politiques. Par un ingénieux dispositif narratif, l'auteur alterne récits dûment documentés sur les moments forts de la vie de Nadia, et les échanges fictifs, épistolaires ou téléphoniques, avec la gymnaste. Dans un mouvement dialectique de leurs points de vue réciproques souvent fondés sur des a priori, leurs phrases, séparées par l'espace et décalées dans le temps, s'entrechoquent et font voler en éclats les représentations habituelles. Ce procédé permet aussi d'humaniser l'ensemble en y intégrant des scènes du quotidien comme celles qui illustrent l'étonnante relation de "l'elfe" des JO avec son entraîneur. L'ensemble est vivant et on y croit. Si La petite communiste qui ne souriait jamais est l'histoire d'une perfection, d'une magie en action, d'une championne à la fois moteur et victime, sujet et objet, qui, malgré les médias qui la font et la défont, avance encore et toujours pour finalement échapper à tous, c'est aussi la description de la fabrication d'un mythe par les médias puis de sa mise à mort. Mais, loin du biopic à l'américaine, le récit ose des
apartés imaginaires, se transforme en bien autre chose que l'histoire
people d'une célébrité. En effet, Lola Lafon excelle dans
cet art du déplacement qui consiste à s'appuyer sur le destin
de son héroïne pour glisser vers les sujets plus intimes, faisant
passer le récit premier de l'essentiel à l'accessoire. Ce roman, au croisement de la biographie d'un "phénomène" internationalement connu et de l'intime, surprend et se place là où on ne l'attendait pas. De la championne, entre enfant gâtée et robot, finalement l'auteur nous apprendra peu de chose, ne cherchant aucunement à créer un lien et à provoquer l'empathie avec elle. Son but est ailleurs, dans la description du bloc de l'Est dans ces années marquées par la guerre froide et, dans le démontage de cette incroyable machine médiatique fixée sur le corps de la petite gymnaste qui polarise l'intérêt. On retrouve là les obsessions récurrentes de l'auteur sur le corps et la maltraitance des femmes. Ainsi, pour ceux qui, comme moi, avaient apprécié les précédents
romans autobiographiques et intimes de Lola Lafon, celui-ci, même s'il
explore d'autres voies romanesques, témoigne du même engagement,
est porté par la même écriture intérieure, la qualité
émotionnelle et la révolte, qui caractérisaient l'écrivain
jusqu'à présent. S'y ajoute juste une prouesse technique supplémentaire
: les images et les questions s'enchaînent avec grâce, rapidité
et efficacité, comme les figures de la gymnaste au sol ou sur la poutre,
sans le moindre temps mort. Le récit émeut, passionne, conquiert. C'est une curiosité et une vraie réussite à lire absolument ! Dominique Baillon-Lalande (22/01/14) |
Sommaire Lectures Actes Sud (Janvier 2014) 320 pages - 21 € Babel 320 pages - 11 € Ce roman a reçu de nombreux prix littéraires : Prix de la Closerie des Lilas, Prix Ouest France-Étonnants Voyageurs, Grand prix de l’héroïne Madame Figaro, Prix littéraire d’Arcachon, Prix des lecteurs de Levallois, Prix Jules-Rimet sport et littérature, Prix du roman Version Femina attribué en partenariat avec la Fnac…
Pour visiter le site de l'auteur : http://lolalafon.t15.org/ Voir sa page sur Wikipédia Découvrir sur notre site d'autres livres de Lola Lafon : De ça je me console Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce |
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