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Léonora MIANO

Crépuscule du tourment



Le roman se situe de nos jours, quelque part en plaine sur une côte de l'Afrique subsaharienne, probablement au Cameroun. À partir d'un même événement, quatre femmes s’y adressent successivement à Dio, héritier d’une famille africaine, noble par son père et riche par sa mère.  C'est chacune de son côté et hors de sa présence que chacune ouvre grand la porte de son intimité et remonte le fil de son existence pour tenter de se raconter, de se définir et de se justifier face à cet homme qui les a fuies. On y découvre successivement :
« Madame », la matriarche du clan, une bourgeoise qui a mis tant d'acharnement à préserver son statut social de privilégiée que celui-ci finit par la définir toute, la mère à la fois adorée et détestée par son fils Dio pour avoir accepté les coups de son mari sans jamais se plaindre ni réagir. Elle est la seule à connaître au moins rapidement les trois autres narratrices.
Amandla, activiste afrocentriste « venue du Nord » (d’Europe), une ex-amante que le jeune homme  effrayé par sa forte personnalité, son militantisme et la puissance incontrôlable de l'amour qui les liait, a fuie. Toujours célibataire, elle est est restée en Afrique pour poursuivre sa quête des origines et sa lutte.
Ixiona, née de parents caribéens, veuve depuis peu du meilleur ami de Dio avec un petit à charge, a accepté sa proposition de mariage pour élever l'enfant et l'a de ce fait accompagné dans son retour au pays natal auprès de « Madame ».
Enfin Tiki, la fille de « Madame » et sœur de Dio, curieuse de tout et éprise de liberté, partie très jeune vers le « Nord » pour inventer son propre chemin.

Toutes évoquent leur quête de féminité et la découverte de leur corps, leurs amours et leur sexualité. À travers leurs histoires familiales respectives c'est le sort de ces épouses subsahariennes trompées, victimes de la brutalité masculine, mises enceintes par des Blancs puis abandonnées comme le furent les mères d’Amandla et d’Ixora, qui est mis en lumière. Et dans ce « monde régi par une puissance masculine mal ordonnée »  il est alors aussi question, sans tabou, de l’homosexualité féminine. Un retour aux sources en quelque sorte puisque les sociétés subsahariennes auraient eu, avant que celles-ci ne soient entravées par le christianisme et l’islam, une vision de la sexualité très étendue car dans « le flux de l’énergie vitale où les âmes peuvent s’incarner en homme ou en femme  l’amour ne dépend ni de la couleur de peau ni du genre ». À "Vieux Pays", par exemple, les femmes vivent encore aujourd'hui entre elles, partageant la sensualité et l'affection que leur refusent les hommes.

Dans ce roman riche et complexe, aux côtés des traditions très largement évoquées se retrouvent donc très naturellement abordées les questions du sacré (visite de Madame chez le sorcier), des mythologies (notamment le culte égyptien d’Aset, chemin choisi par Amandla dont on suit la mystérieuse et effrayante séance d'initiation subie pour tenter de renouer avec ses racines et sa terre originelle) et des religions aux poncifs ordonnés par les hommes et imposés en particulier aux femmes pour les asservir. 

Ces quatre femmes en quête d'identité personnelle et collective dans cette société post-coloniale  où la hiérarchie sociale et l'ascendance semblent tout déterminer, ont pareillement reçu en héritage des origines troubles et un tourment identitaire qui pèsent lourd sur leur vie et leurs relations. Ici, être un métis engendré de façon illégitime par un colon est moins déshonorant que d'être une « femme sans généalogie », descendante d'esclaves. N'oublions pas, comme aime à le dire Madame, que « c'est d'abord la lie qu'on a laissée partir dans les cales des navires ».
C'est à travers ces traces laissées dans l'itinéraire singulier de ces quatre femmes  que le poids de la grande Histoire, de l'esclavage négrier et de la colonisation européenne, traitée par Léonora Miano de livre en livre, nous revient cette fois.
Amandla, enseignante pour une communauté isolée, l'exprime fort bien : « Les travaux forcés. Les déplacements de populations. Le code de l’indigénat. La ségrégation raciale. Le génocide des Hereros. Le nazisme déjà en gestation qui les a parqués dans des camps de concentration. Oui. Je leur parle de tout cela. Une colère toute légitime monte en eux. Je les calme en expliquant que nous n’avons pas le temps de haïr. Nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher ainsi les forces qui doivent nous servir à rebâtir. Je sais de quoi je parle. J’ai connu l’irrépressible fureur qui s’empare de ceux qui plongent dans les abysses de notre mémoire kémite. Cette douleur si terrible qu’elle se mue en désir de revanche. Coûte que coûte et sur-le-champ. La vengeance. Le cri : Pas de justice, pas de paix. »
Léonora Miano, fidèle à ses choix, nous fait  découvrir ici une Afrique Noire en dehors des clichés et cela commence chez elle par le langage. Le personnage parle du « Nord » pour évoquer l'Europe, des populations « leucodermes » pour désigner les Blancs et, refusant l'appellation de « Noirs » qui pour elle ne veut rien dire compte tenu des multiples différences de teintes qu'il peut y avoir dans les diverses populations africaines, de population « issue des Kémites ». « Je sus très tôt que la terre où l'espèce humaine vit le jour s'appelait Kemet. Que nous étions des Kémites. Pas des Noirs. La race noire n'avait été inventée que pour nous bouter hors du genre humain. Justifier la dispersion transatlantique. Faire de nous des biens meubles que l'on achèterait à tempérament. Des bêtes que l'on marquerait au fer rouge avant de les baptiser selon le rite chrétien. Nous résiderions désormais entre l'objet et l'animal. Tel est le sens du nom racial dont on nous affubla. Jamais il ne fit référence à nos trente-six carnations. Je ne comprends pas que nous soyons si nombreux à nous définir ainsi. »

 

Ces différents monologues, s'ils dessinent des personnages de femmes contrastées mais toujours étonnantes et sensibles, dépassent les lignes de l'histoire individuelle de chacune pour restituer plus largement une vision de la société, de la famille, du couple où la femme est au mieux invisible et au pire victime.  Face à ces femmes souffrantes mais fortes, Dio est un personnage à peine esquissé, absent et muet qui semble avoir été composé comme un concentré de tous les travers masculins que ces femmes ont rencontrés chez le sexe opposé. Mais si celui-ci est comme ses pairs à la fois dominateur, violent  et lâche, c'est avant tout un profond désarroi et une peur panique face à la vie, aux autres et aux femmes en particulier qui le caractérisent.  L'identité de l'homme africain serait-elle aussi fragilisée par l'Histoire et la société contemporaine que celle des femmes  auxquelles ils imposent leur lois ? La question semble affleurer parfois, enrichissant cet éblouissant roman féministe ancré dans la terre africaine d'un regard périphérique qui lui confère une portée  universelle. 

La construction du roman, en utilisant la juxtaposition des confessions pour nous livrer son intrigue, donne non seulement une place rarement accordée aux femmes dans la littérature francophone d'Afrique mais joue habilement avec la fragmentation des informations pour cultiver le doute jusqu'au bout, obligeant le lecteur à une lecture active pour parvenir à décrypter ce secret familial qui à travers Dio constitue le détonateur de la situation. Ce subterfuge formel offre de plus l'occasion à Léonora Miano de brasser étroitement, comme elle aime le faire, le destin individuel et le collectif, la petite et la grande Histoire, l'intime et le politique avec une richesse démultipliée.
Il suffit ensuite à l'auteur de s'appuyer sur son écriture fouillée à la langue magnifique et au vocabulaire évocateur pimenté de tournures dites « camfranglaises » (argot du Cameroun), pour nous immerger au cœur même de son pays, entre souffrance, exotisme et mystère.

Un roman choral, sensuel, érudit, engagé, inventif, un hymne à la lutte que font vibrer la colère et l'émotion,  dont l'intelligence et la puissance fascinent, emportent, envoûtent le lecteur totalement en lui laissant en partage le trouble et l'espoir.  Magistral !

Dominique Baillon-Lalande 
(07/11/16)    



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Grasset

(Août 2016)
288 pages - 19 €














Léonora Miano,
née au Cameroun en 1973, réside en France depuis 1991. Elle a publié une douzaine de livres et obtenu une dizaine de prix littéraires dont le Goncourt des lycéens 2006 pour Contours du jour qui vient et le Femina 213 pour La saison de l'ombre.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia








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