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Yves RAVEY


La fille de mon meilleur ami



Juste avant de mourir Louis demande à son meilleur ami William Bonnet – "directeur financier, cycles Vernerey. Montceau-les-Mines." précise sa carte professionnelle – de retrouver sa fille Mathilde et de veiller sur elle.  Deux baroudeurs qui se sont connus en Afrique, à Djibouti, l'un comme légionnaire et l'autre dans l'import-export.
Ce début est sans aucun doute un clin d’œil aux Tontons flingueurs où  Lino Ventura a récupéré l'insolente et turbulente Patricia à la mort de son paternel, mais le parallèle s’arrêtera là.
Ici, la fille en question est adulte et on ne saura  rien ni de la première rencontre entre William et la jeune femme hospitalisée en hôpital psychiatrique, ni de la relation qui s'est instaurée entre eux. En effet, l'action du roman se déroule plusieurs années plus tard, quand Mathilde supplie William de l’aider à revoir ce fils dont le juge lui a retiré la garde après son divorce et dont l'absence la ronge.

L'homme, serviable et fidèle au serment fait à Louis sur son lit de mort, accepte donc d'accompagner la belle et d'organiser avec soin ce périple délicat pour lui décrocher une entrevue clandestine et hors la loi avec le garçon. Et ils se retrouvent tous deux dans la vieille Nissan Sunny de William en route pour Savigny-sur-Orge où habite le petit Roméo élevé par son père et Sheila, sa nouvelle femme.
Heureusement que son ange gardien est doté d'un caractère flegmatique et d'une patience d'ange car   l'ancienne employée de boîte de nuit qui l'accompagne s’avère à la fois dépressive, alcoolique, narco-dépendante, explosive et cleptomane. Difficile dans ces circonstances pour notre homme de maîtriser la situation et de jouer la discrétion pour tenter de satisfaire le vœu qu'elle a exprimé avec tant de ferveur sans courir trop de risques.

 Après avoir déposé la jeune femme dans un motel de banlieue,  il parviendra grâce à une fausse carte professionnelle d'un service de la petite enfance à avoir les renseignements nécessaires en mairie pour contacter la mère de substitution dans le but de négocier la rencontre.
Sheila refuse tout net et finit par s'en débarrasser en le renvoyant sur son mari, délégué syndical à l'usine Rhône-Poulenc locale, actuellement en pleine grève.
Pendant ce temps Mathilde,  incapable de supporter la solitude, noie son chagrin dans l'alcool, se promène à demi nue, vole dans les magasins de proximité, pique une crise et jette sa valise par la fenêtre en hurlant... De quoi inquiéter les voisins qui alertent illico les flics....
Le temps qu'ils répondent à quelques questions et que les forces de l'ordre à demi rassurées repartent plus éberluées que suspicieuses, l'homme se remet à la tâche.

La vieille carte de journaliste qui jouxte celles des cycles Vernerey et des services de l'enfance,  bien rangées dans son portefeuille, devrait lui permettre d'entrer dans l'usine en grève sous prétexte d’interview et d'approcher Antony, l'ex de Mathilde. Une prise de contact sympathique qui lui  apprendra que celui-ci est chargé de la collecte des fonds destinés à soutenir l'action collective des ouvriers et que consciencieux celui-ci ramène par sécurité le trésor chez lui chaque soir, dans le cartable de son fils. Il y a là, pour ce bon gars travesti de diverses identités, renvoyé pour "faute grave et escroquerie" des cycles Vernerey et sommé par son patron de rembourser sous huit jours sous peine de poursuite, comme une promesse de gros lot qui lui fait oublier sur le coup le sujet qui l'a initialement amené sur les lieux. De Roméo, il n'en sera même pas question.

Grâce à la complicité involontaire de Roméo et à sa passion pour les photos, à la moralité  élastique de Sheila que son homme laisse seule plus souvent qu'à son tour, avec le concours inopiné de la chance, William va pouvoir combiner pression et persuasion pour parvenir à obtenir l'entrevue qui fait rêver Mathilde. Ils s'accordent finalement sur une visite de deux heures au domicile familial, sous surveillance de l'épouse et sous condition que la qualité de mère biologique de la visiteuse ne soit en aucun cas révélée.

Une autre négociation plus occulte et plus lucrative se joue dans les coulisses entre la femme adultère prise au piège et son maître chanteur mais c'est compter sans la personnalité  fantasque de celle qu'il accompagne et son goût pathologique pour la lingerie…

Dans ce récit à l'atmosphère pesante, écrit à la première personne, l'auteur nous embarque dans un road-trip à la française aux côtés d'un couple de loosers.
La chaleur omniprésente amène tous les personnages à boire immodérément (des sirops, des milk-shakes à la fraise mais surtout de la bière et des alcools forts) et les personnages féminins, notamment Mathilde, à se vêtir très légèrement, façon femme fatale, comme une vague caricature de Marylin Monroe dans ses rôles de désaxée à fort taux émotionnel.
Femme fatale calamiteuse, héros ambigu,  arnaque et manipulation, flics consciencieux et soupçonneux, hommes de main violents à la solde du pouvoir de l'argent, il y a ici comme un parfum de roman noir, de Chandler, Dashiell Hammett ou Jim Thompson, mais si l'absence totale de psychologie, les dialogues au rasoir et l'importance des détails s'y retrouvent pareillement, là où le polar américain progresse par éliminations successives, Yves Ravey procède à l'inverse avec des propositions constantes de bifurcation dans le récit, pour brouiller les pistes et modifier imperceptiblement la trame. Grand maître de l’ellipse, des fausses pistes et du trompe-l’œil, il s'en sert pour intensifier une intrigue au départ assez classique et complexifier ses personnages.
Chez Ravey les apparences sont toujours trompeuses et les êtres ambigus, à l'image de William, ce mec zen, fidèle à sa parole et serviable, qui s'avère finalement un escroc à la petite semaine au passé chargé et aux  abois.
Les personnages agissent devant nous mais rien ne nous permettra de deviner les émotions ou motivations qui les mettent en action. L'auteur joue avec son lecteur, remplaçant l'angoisse du thriller par le doute, pour le déstabiliser et l'avoir à sa merci d'une façon magistrale.

Si le suspense est au demeurant bien présent, l'auteur se permet, par ses dissertations décalées sur la qualité d'un  milk-shake, le syndicalisme ou les discussions avec les flics qui virent à l’absurde, de déplacer l'axe premier de son roman vers une fresque sociale et urbanistique où chacun est enfermé dans sa condition.
Le pouvoir et l'argent des puissants, comme Leduc le patron de l'usine, replace chacun,  syndicaliste honnête ou voleur à la petite semaine, dans son rôle dévolu de marionnette.
Alors, même condamnable car injuste pour les ouvriers mobilisés, on aurait presque envie d'y croire, à la réussite du plan de ce branquignol douteux mais sympathique qui lorgne sur le modeste magot qui le tirerait d'affaire. Même si on se doute bien qu'il a la poisse collée aux basques et que si le pire n'est jamais sûr il est ici fort probable.

Les gens ne sont jamais ce qu'on croit qu'ils sont, la violence, la frustration et la folie sont partout mais sous-jacentes, et le lecteur, derrière ces travestissements, a du mal à voir clair dans ce chassé-croisé malignement orchestré. L'essentiel est hors-champ, entre les lignes, se niche dans les détails, et le lecteur ainsi baladé par un narrateur censé détenir la vérité de l'histoire alors qu'il ressemble à un joueur de poker drogué au bluff, ne parvient plus à distinguer le vrai du faux, la victime du bandit. La vérité n'est jamais qu'une question de point de vue.

Avec une écriture blanche et minimaliste à base de phrases courtes, lisses mais précises, avec une construction  sans faille et une efficacité à toute épreuve, l'auteur nous amène vers le dénouement de son histoire en prenant un plaisir pervers à nous abandonner à nos doutes au seuil même de la conclusion.

Ce faux polar, cette farce sérieuse et drôle à la fois, insidieuse et jubilatoire, cette immersion en eau trouble parfaitement menée de bout en bout, ce récit auquel on devine un double fond sans parvenir à le débusquer complètement, laisse admiratif par sa maîtrise et sa rouerie. Du très bel ouvrage.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/08/14)    



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Editions de Minuit

(Mars 2014)
160 pages - 14 €








Photo © Hélène Bamberger
Yves Ravey,
né en 1953, est l’auteur
de vingt-cinq romans
et pièces de théâtre.

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