Les évaporés
Dans un Japon contemporain en pleine mutation, un homme, Kazehiro dit Kaze
(traduction : vent), disparaît volontairement dans la nuit sans laisser
ni explications, ni traces. Un phénomène peu exceptionnel ici,
puisqu'ils sont chaque année plusieurs milliers à s'effacer ainsi.
La police, qui a mieux à faire qu'à traquer ces "évaporés"
("johatsu") qui ont choisi cette "sorte de déménagement,
sans laisser d'adresse", ne s'en préoccupe guère. Les
familles hébétées et déshonorées se font
discrètes
Elles sont même obligées parfois de louer
leur maison pour une somme dérisoire à des étudiants qui
ont pour unique mission de ''purifier'' les logements par leur simple présence
pendant quelques mois pour pouvoir les revendre ensuite. Une façon de
gommer la malédiction du ''johatsu'', comme une chasse aux fantômes,
en quelque sorte.
La plupart des évaporés ont disparu pour fuir le déshonneur
ou des dettes, préférant la fuite au suicide. Dans ce cas précis,
Kaze, cadre supérieur dans une entreprise d'investissement bancaire brusquement
privé de son boulot par des dirigeants qui le soupçonnent d'en
savoir trop sur certains rachat de terres polluées de la période
post-catastrophe de Fukushima et sur les marchés de reconstruction qui
en découlent, prend cette décision pour fuir les yakusas (mafia
nippone) et protéger sa femme. De ces menaces et de sa décision,
il n'a rien dit à personne, ne se confiant ni à ses collègues,
ni à son épouse, préparant sa fuite méthodiquement
mais en douce.
C'est par un coup de fil désespéré de sa mère que
Yukiko, l'enfant unique du couple, installée à San Francisco depuis
plus de dix ans, apprend la nouvelle. La jeune comédienne-serveuse qui
a elle-même fugué lors de son adolescence, est aujourd'hui une
adulte déterminée qui n'est pas du genre à accepter sans
comprendre. Elle décide donc de retourner sur place à la recherche
de son père ou à défaut d'une explication.
Pour l'aider, elle fait appel à un ex-amant qui fait profession de détective
privé. Richard B est un modeste agent américain à l'ancienne,
affublé d'une grosse moustache et d'une chemise rouge à carreaux.
Un être un peu perdu qui n'aime que la pêche à la truite
et la poésie qu'il lit beaucoup et pratique à ses heures. Si ce
casanier, peu coutumier de la langue de Mishima et des voyages, accepte sans
hésiter cette plongée dans l'inconnu, c'est dans l'espoir secret
de reconquérir la belle Japonaise aux cheveux noirs dont il n'a pas réussi
à se déprendre.
"Un billet pour le Tokyo-Montana Express dans la poche de ma chemise
à carreaux rouges, je déambule moi aussi sur les traces de ces
évaporés. En fait, je les comprends parfaitement. Je ressens cette
nécessité de disparaître, les aléas de la vie font
que seul un nouveau départ peut s'ouvrir sur l'avenir. Sans se retourner
et en allant de l'avant. Un gigantesque tsunami devient le complice parfait
pour de nombreux évaporés. Complice, excuse, peu importe. Disparition
provoquée par la Nature ou par soi-même."
Un an après le tsunami et l'accident de la centrale nucléaire,
c'est dans un Japon dévasté qu'atterrissent Yukiko et Richard
B. Si Tokyo offre toujours une façade de capitale moderne et fourmillante
aux touristes, le quartier pauvre de San'ya avec ses réfugiés,
ses chômeurs et ses évaporés condamnés à devenir
des clandestins dans leur propre pays, révèle une réalité
bien différente. C'est là, dans ce monde parallèle, que
l'Américain, handicapé par sa méconnaissance de la langue
et du pays, ira fouiner pour retrouver la trace du père. Il se perd dans
ce "monde flottant" où seuls les exclus et paumés de
tout poil, prostitués ou drogués, disparus sans papiers ni identité
mais aussi brigands qui les manipulent, ont trouvé place. Il s'y immerge,
laissant les choses venir à lui et se révéler d'elles-mêmes
faisant progressivement dériver l'histoire sur le drame de Fukushima
et son empreinte sur la société japonaise.
"Ce qui m'a rattrapé sur place, ce sont les survivants de Fukushima,
acculés à leur tour à la disparition. Beaucoup ont tout
perdu et sont contraints de disparaître. Ils ne supportent pas non plus
le statut de victime. Comme, avant eux, les survivants de Hiroshima."
Ce qui l'amène inévitablement à se diriger vers les terres
dévastées, contaminées et abandonnées, parmi les
ruines. Un voyage passant par le camp de réfugiés de Sendai, se
poursuivant vers le Nord "où ce que l'on contemple n'a plus d'échelle"
pour finir dans la zone interdite.
"Autrefois, il y avait une ville ici. Des gens, une civilisation. Il
n'en reste aucune trace". "Une explosion nucléaire, une zone
interdite, des contaminés, héros ou rébus, je navigue à
flot dans ces eaux boueuses et ce désastre écologique."
A cette place, aujourd'hui, il n'y a plus qu'une valse de camions transportant
des gravas radioactifs conduits par des travailleurs sans contrat, employés
à la journée, risquant leur vie pour un salaire de misère.
"C'étaient eux qu'on envoyait à présent dans le
Nord qu'ils avaient fui déblayer les routes, débarrasser les gravats,
nettoyer les égouts inondés de Fukushima ou travailler à
la maçonnerie de la centrale nucléaire pour une de ces entreprises
de sous-traitance dont personne ne voulait rien savoir [
] Ceux qui travaillaient
dans le périmètre d'exclusion de la centrale, on leur donnerait
des combinaisons sur place, pas de badge dosimètre pour mesurer les radiations,
pas de suivi médical. Ces hommes étaient sortis des statistiques
qui permettent aux gens normaux de se sentir en sécurité."
C'est là que Richard B. retrouvera Kaze. L'homme a pris sa nouvelle
vie à bras le corps pour se consacrer à "réparer"
et à aider les victimes qu'il croise comme Akainu, un gamin saisi par
la catastrophe en pleine classe. Celui-ci terrorisé, a fui sa ville de
Sendai en plein désastre sans avoir le courage d'aller chercher ses parents
sous les décombres et vit depuis seul à San'ya d'expédients
divers. Teppco, lui, est un des ingénieurs qui a fait partie des équipes
d'intervention des premières heures sur la centrale atteinte. Il continue
aujourd'hui à uvrer comme "nettoyeur" dans la zone évacuée,
en duo avec Kaze. C'est lui qui le convaincra de la nécessité
d'aider le gosse à retourner dans son ancienne ville pour tenter de retrouver
trace des siens grâce à l'aide des services sociaux. Un succès.
"Dans un roman français, ils n'auraient jamais pu retrouver
son père, et, dans un roman américain, ils auraient pu le ramener
chez lui. Mais c'était la fin d'une histoire japonaise." C'est
pourquoi de sa rencontre avec le père évaporé, le détective
ne dira rien à une Yukiko dont il s'est peu à peu éloigné.
Il la laissera sous l'emprise de ce Japon qu'elle a quitté si longtemps
et auquel elle se sent à la fois appartenir et étrangère,
tiraillée entre ce lien qui la retient et son désir de repartir
au loin pour refaire sa vie.
"Tu es une Japonaise de la douceur de vivre et de la délicatesse,
comme moi je suis un Américain des grands espaces et de la pêche
aux truites. Nos pays n'existent plus.", dira Richard.
Parvenu à la dernière page de sa quête au pays du soleil
levant, c'est grandi et apaisé comme réconcilié avec lui-même
mais seul, que celui-ci fera seul le voyage du retour.
.
Les évaporés peut à la fois se lire comme une enquête
policière, un roman d'amour, une quête existentielle ou un récit
social et écologique ancré dans la réalité du Japon
post-Fukushima.
Loin de l'image classique du Japon avec ses temples dont les jardins témoignent
d'une culture ancestrale, symboles du goût prononcé des Japonais
pour la perfection et de la recherche absolue du "chaque chose est à
sa place" qui l'accompagne, du cliché des traditionnels kimonos
fleuris plein de charme et d'exotisme, ou de celui plus moderne des "salarymen"
et lolitas se croisant dans les métro bondés, c'est dans les bas-fonds
de Tokyo, du côté des rescapés de Fukushima et du Tsunami,
des exclus de la société du business et des victimes des spéculateurs
du désastre, que l'auteur nous convie.
L'écrivain y orchestre les rencontres entre des personnages dont on
pressent finalement plus les béances et les doutes qu'on ne découvre
vraiment leur personnalité ou leur histoire personnelle, dans une perspective
simultanément illustrative (incarner la réalité d'un pays
dévasté en souffrance) et introspective (drame de la perte et
de l'absence, fuite, quête de soi-même, reconstruction).
Le monde change et chacun s'y perd, a peur, rêve d'une seconde chance,
d'un autre pays, d'une autre peau, à l'instar de Kaze, de Yukiko oscillant
entre Amérique et Japon, de Richard B. qui rêve son amante japonaise
autant que son amour.
A travers le jeu des points de vue, sous l'apparence d'une enquête policière
où chacun est à la recherche d'un autre ou d'autre chose, le romancier
nous montre des personnages qui se retrouvent eux-mêmes après s'être
perdus. Kaze, au cur même du chaos et d'un désespoir général,
est ici le plus bel exemple de dissolution puis de renaissance.
Remarquablement construit à partir de chapitres courts et intenses,
le roman de Thomas B. Reverdy tient à la fois de la fiction et de l'essai.
"Tout ce qui est raconté ici est vrai : c'est le fruit d'expériences
vécues, de rencontres et de nombreuses lectures faites sur place."
Ce roman crépusculaire au parfum étrange, entremêle descriptions
réalistes et sans concession d'un pays ravagé écologiquement,
économiquement et moralement par ce cataclysme, avec une esthétique
zen très japonaise, faite d'intériorité, de lenteur, avec
un style sobre voire dépouillé émaillé d'un jeu
subtil d'images poétiques, délicates et mystérieuses parfois
comme des haïkus.
"Le passé est éternel, c'est le présent qui passe,
c'est le présent qui fuit, qui s'efface."
"Ce que vous contemplez n'a plus d'échelle, à part le
vieil arbre qui s'épuise doucement à lutter contre le sel. Tout
est blanc, même le bruit. Il n'y a plus d'oiseaux."
Mais l'auteur sait également jouer du contre-pied et de l'ironie à
bon escient.
"C'est un paysage désolé. Une désolation. Évidemment,
ça ne veut rien dire. Un paysage ne pense pas, il ne peut pas être
''désolé''. Et même vous qui êtes là et qui
le regardez, à vrai dire vous ne pouvez pas être ''désolé''
pour un paysage, seulement pour les gens qui vivaient là et dont il ne
reste rien."
"Dans les films policiers, le détective en filature se fond dans
la foule en adoptant l'attitude désinvolte d'un passant ordinaire. Lorsque
les bandits font une pause, il s'arrête aussi, faisant mine de scruter
les produits d'une vitrine. Mais à San'ya, à cette heure de la
soirée, pas de foule, pas de vitrine, pas d'enfants. Cela faisait trois
problèmes pour qu'Aikanu se transforme en James Bond ou Solid Snake."
Thomas B. Reverdy nous propose ici en filigrane un hommage à Richard
Brautigan, prêtant à son personnage son nom et sa voix par le biais
de textes intégrés en italique dans le corps du récit.
Un écrivain auquel il emprunte également le personnage de Yukiko,
héroïne de la nouvelle Retombées de Sombrero et son
goût pour La pêche à la truite en Amérique
(1967).
Un roman passionnant et original avec un autre regard sur le Japon et une écriture
pleine de délicatesse et de charme.
Dominique Baillon-Lalande
(25/11/13)