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Un certain formatage obligé donc, en respect avec le cahier des charges de ces collections dédiées – avec un héros-narrateur adolescent pour permettre l'identification du jeune lecteur, un récit à dimension d'initiation souvent sentimentale avec l'intégration au scénario d'un sujet de société contemporain ou d'actualités grave ou léger mais apte à provoquer chez le héros un questionnement et une découverte, l'usage d'un langage jeune et d'une dimension narrative forte construite sur le modèle et le rythme des séries à la télé ou des films d’action – qui constitue un pari audacieux pour cet écrivain dont le premier roman fut édité chez Verticales, dont Pas exactement l'amour a reçu le Prix de la Nouvelle de l'Académie Française en 2015. Un auteur donc qui a coutume de naviguer en toute liberté entre plongée en profondeur dans la psychologie, souvenirs d'enfance et analyse sociétale avec un souci prononcé de la bonne forme, la juste voix, pour chaque livre. Ce challenge singulier d'un tel écrivain se confrontant au roman « young adult » avait de quoi titiller ma curiosité. Dans ses précédents romans Arnaud Cathrine s'est déjà souvent attardé sur son adolescence et cette contrainte-là lui a sans doute semblé légère. Son narrateur, Caume, a 17 ans. Fils d'une famille aisée et unie de Normandie dont le frère aîné est parti à Paris pour ses études de journalisme, il habite une belle maison en périphérie, a une scolarité sans nuages et effectue sa terminale sans heurts. Au-delà de son présent entre potes et alcool, l'avenir en dehors du bac lui paraît flou et sans aucun intérêt. Bref, c'est un bon camarade, un garçon banal menant la vie classique d'un ado, assez consensuel pour permettre l'identification du plus grand nombre. D'autant que pour élargir le cercle, le héros a autour de lui des copains stéréotypés choisis sur catalogue. Il y a deux fils d'ouvriers habitant la cité, son meilleur ami depuis l'enfance le gentil et fidèle Hakim (le ''Reubeu'' comme disent ses parents, le ''Français'' corrige-t-il), et Kevin l'indécis craintif vivant dans la pauvreté et se laissant facilement embrigader. Celui qui se prend pour le chef de bande c'est Théo, une grande gueule qui se la pète mais qui déteste l'injustice et protège les siens, fier de son père, maire socialiste, et destiné aux grandes écoles. Effectivement, alors que Caumes est encore sur un petit nuage, le lendemain, à la fin de cette matinée du 6 janvier 2015 le pays bascule : deux terroristes forcent l'entrée du journal Charlie Hebdo et font onze victimes. Alors que le garçon pense déjà à faire l’amour, c’est la stupeur collective et l’incompréhension qui s'imposent à tous. Ensuite viendront le drame de l'Hyper-Casher de Vincennes et la manifestation parisienne de solidarité du 11 janvier. À la place du cœur, c'est en une semaine, jour après jour, et quasiment heure par heure, les événements qui se bousculent entre l'amour et la mort, l'envie de vivre et l'horreur du monde. Caumes lui, dans son désir de faire l’amour plutôt que d'épouser le deuil national, voudrait tellement que rien de tout cela n'ait eu lieu. « J'ai honte. Voilà la vérité. Et la honte ne date pas d'aujourd'hui. J'ai honte depuis mercredi matin. Honte d'être amoureux. Honte d'être tout à mon obsession et de n'être pas totalement assailli par la sauvagerie qui paralyse mon pays. Impression de ne pas avoir le droit de vivre ça. Est-ce ma faute si le pire et le meilleur sont survenus au même moment ? » Le rythme du roman qui nous permet de suivre Caumes et son groupe pendant six jours par un chapitre court pour chaque jour est dynamique. Certains chapitres sont exclusivement composés d'un dialogue, d'autres retranscrivent les pensées de Caumes, émaillées de SMS, de conversations Facebook où le langage utilisé est celui qu'on entend au quotidien au collège. L’écriture est brute, parfois hachée pour témoigner le trop-plein d’émotion collective ou personnelle. Arnaud Cathrine n'explique pas, il replace la réalité des faits sans jugement, suggère, met en scène l'émotion et quand il fait écho aux questionnements ou à l'angoisse des ados face à ces événements c'est en n'occultant ni son propre malaise ni celui des parents qui n'ont aucune réponse à transmettre ou leçon à donner. Ce faisant il permet à cette angoisse partagée de faire communauté au lieu d'isoler, dévaloriser, culpabiliser, paralyser ou radicaliser. En transformant judicieusement et avec talent l'exercice formel du genre, par son écriture, par la juxtaposition des points de vue et des styles, à force de petits détails et avec une foncière honnêteté, Arnaud Cathrine parvient, face à un traumatisme collectif et intergénérationnel, à restituer l'esprit d'une génération, à l'incarner par la littérature au lieu de se mettre à son niveau pour lui servir la soupe. Du très bel ouvrage ! En Mars 2017, chez le même éditeur, est parue la saison 2 avec le même héros et autour de l'attentat du Bataclan à Paris. Dominbique Baillon-Lalande |
sommaire Jeunesse Robert Laffont Collection R 252 pages - 16 € Robert Laffont Collection R 306 pages - 16,50 €
Visiter le site de l'auteur : www.arnaud cathrine.com Décuvrir sur notre site d'autres livres d'Arnaud Cathrine : Sweet home Les histoires de frères Je suis l'idole de mon père |
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