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Joyce Carol OATES

Paysage perdu


De l’enfant à l’écrivain

Aurait-on dans ce récit un aperçu magnifique de l’art de cette grande écrivaine ? Serait-il ici concentré ? Peut-être… car Joyce Carol Oates va nous montrer, d’une manière simple et sensible comment l’écriture lui est venue !
« Voilà pourquoi tenter d’écrire sur le passé est si périlleux, pourquoi même nos petits succès s’auréolent de mélancolie. Le fait est que… nous avons oublié l’essentiel de nos vies. Tous nos paysages sont bientôt engloutis par le temps. »
Lorsqu’elle écrit ce livre, en 2014, elle a alors 76 ans et se retourne vers ses années d’enfance et d’adolescence, en nous laissant déjà percevoir, en filigrane, la construction de sa personnalité d’écrivaine.
Découvrir ce Paysage perdu. Ou comment des évènements plus ou moins marquants dans son entourage, des anecdotes peut-être anodines ou des émotions complexes, se sont inscrits dans sa mémoire et ont pu donner du sens et de la profondeur à son écriture.

Une grande partie du livre est consacrée à son enfance. Ses jeunes années qui se déroulent dans une ferme de l’Etat de New-York. La famille n’est pas riche, mais les parents sont aimants, attentionnés. Le chapitre intitulé « Heureux le poulet » nous donne, non sans humour, un début d’éclairage sur la personnalité de cette petite fille de cinq ans, sensible, et curieuse de comprendre ce qui l’entoure. C’est pourquoi l’enfance, est manifestement importante pour elle, ce creuset où l’amour de ses parents restera sa première et plus solide fondation. À propos d’un petit coq qui lui avait piqué les genoux, elle nous confie : « Il est difficile de se défaire de l’illusion superstitieuse que l’on garde sur la peau des marques indélébiles de son enfance connues de soi seul. »

Dès ses premières années à l’«école unique », où la confrontation, souvent complexe, avec des élèves d’âges différents, nous la verrons résister  et observer son environnement, même  si parfois l’expérience a pu être douloureuse pour elle.
Joyce Carol Oates lit et écrit dès l’enfance. « La réalité était le domaine des adultes […] Pour avoir accès à cette réalité, pour trouver une porte d’entrée, je lisais des livres.
Avec avidité, avec ardeur ! Comme si ma vie en dépendait. »
Mais elle nous confie aussi : « Se rappeler enfance et adolescence, c’est se rappeler ce sentiment d’imprévisible quand n’importe quel adulte avait le pouvoir d’élever ou de déprécier ; de récompenser ou de punir ; de complimenter ou de refuser ses compliments pour des raisons mystérieuses »
Notre sympathie est acquise.

D’une simplicité apparente, avec cette sorte de détachement intime, ou de juste recul, sans oublier les retours sur images, ce récit capte, intéresse, et nous interpelle. Parce Joyce Carol Oates mêle ou démêle avec habileté et subtilité ce qui va jouer dans l’histoire de sa vie. Que cela provienne de cette Amérique rurale de son enfance, ou plus tard de l’évolution de la société dans les années soixante par exemple, que ce soit, à travers les relations qui se nouent à l’adolescence, ou pendant ses années universitaires, nous la verrons grandir. Et nous verrons, ou devinerons, la place à venir de l’écriture.

Car si les moments sont racontés, les impressions retenues dans sa mémoire, si des sentiments sont analysés, c’est avec la sagacité de l’écrivaine, et les choix qu’elle fait le sont avec une intention particulière – elle nous le précisera d’ailleurs dans la postface –, et toujours sous ce regard vif qui ne faiblit pas. Qu’elle nous parle de la littérature, ou des sommes de livres à lire pour ses études – « Ces lectures intensives étaient exaltantes, comme un plongeon dans les profondeurs insondables de l’océan ; c’était exaltant, et terrifiant, car à de telles profondeurs on respirait difficilement, et plus on cherchait à concentrer ses pensées, plus elles risquaient de s’égailler comme des oiseaux affolés. » – ou de sentiments, ses réflexions sont toujours profondes, et nourries de ses expériences. Et ponctuent toujours judicieusement et habilement le déroulement de son histoire.

Elle évoque ces étudiants qui viennent lire, comme elle, dans un bar, au petit matin : «  Nous étions solitaires et silencieux mais néanmoins des sortes de compagnons, comme les personnages assis au comptoir du Nighthawks d’Edward Hopper, l’image romantique la plus poignante et la plus continûment reproduite de la solitude américaine. » Et lorsqu’elle évoque, à plusieurs reprises, ce peintre, nous réalisons alors que c’était son écriture, elle-même qui  nous avait amenée au bord de cette évocation, avant même de la lire !
« Par ces matins brumeux, fréquents à Madison, les vagues émergeaient d’une opacité d’un gris métallique ; il n’y avait pas d’horizon, pas de ciel, et je n’aurais pas été étonnée de découvrir en regardant mes pieds qu’il n’y avait pas de sol. »

Outre cette résonnance en nous qui s’insinue lentement au fil de la lecture, ce qui est passionnant ici se sont les pensées qu’elle nous livre à propos de l’écriture, de la mémoire, de la fiction, à propos de ce qui a été ou sera « perdu ».
Ainsi les sous-chapitres de la première parties indiquent : « Un mystère inexpliqué : l’amie perdue », ou plus loin « La sœur perdue : une élégie », ou encore « Détroit ville perdue 1962-1968 ». Tous ces « perdus » comme le titre d’ailleurs n’ont pas le même sens, mais nous y conduisent. 
Nous avons donc rencontré une agréable petite fille, une étudiante sagace et sérieuse, une femme observatrice, une écrivaine. Qui a su nous toucher, en laissant percer son amour de la vie, de la recherche, sa générosité, avec son regard acéré. Pour qu’à la fin on réalise que l’impression qui domine notre lecture est celle-ci : cette grande écrivaine nous a fait confiance !

Dans la postface, Joyce Carol Oates, prend la peine de nous donner des indications sur : « Revenir sur plus de six décennies est un exploit vertigineux, mais serait impossible si l’auteur tentait d’être absolument fidèle à l’immédiateté des expériences passées » et donc : « Le premier principe pour écrire des souvenirs est la "synecdoque". Une partie symbolique est choisie pour représenter le tout. Le lecteur ne doit pas s’attendre à la révélation entière d’une vie, mais doit comprendre que, comme les œuvres de fiction et de poésie, ce genre de récit doit être extrêmement sélectif. »
Et nous avons particulièrement aimé, et admiré, cette sélection !!!

Anne-Marie Boisson 
(09/11/17)    



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Lectures








Philippe Rey

(Octobre 2017)
432 pages - 24 €

Traduit de l’anglais (USA)
par Claude Seban





Joyce Carol Oates,
née en 1938, passe une enfance solitaire face à sa sœur autiste et découvre, lorsqu'elle s'installe à Detroit au début des années 60, la violence des conflits sociaux et raciaux. Elle est l'auteur de plusieurs dizaines de romans et recueils de nouvelles souvent primés.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia




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