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« Avec Betty, nous faisons tout ensemble. Le travail, les courses, le sport et même l’amour. C’est dire si nous sommes proches. » Betty et Don forment un couple très soudé et assez replié sur lui-même. Lui ne s’appelle pas Don (Betty au début de leur rencontre il y a sept ans avait trouvé que ça sonnait mieux) et elle-même ne se prénomme Betty que pour lui, en rapport au mythique couple Draper dans « Mad men ». La solution ne serait-elle pas de changer radicalement de vie et de partir vivre à la campagne ? « Il n’y a que dans la nature qu’on peut valablement produire un chef-d’œuvre » comme l’explique Don à sa Betty ravie. Alors avec entrain celle-ci se lance via Internet dans la quête de la maison idéale (tranquille, écologique, pas trop éloignée et pas chère…) tandis qu'ils prennent rendez-vous avec un agent immobilier (danseur passionné à ses heures) pour mettre en vente leur appartement atypique et trop gourmand en charges et travaux. L'occasion d'apprendre par son intermédiaire les principes du «prix du marché» qui signifie concrètement pour eux vendre leur bien moins cher qu'ils ne l'ont acheté sous peine de ne pas trouver acquéreur. Mais, dans cette succession apocalyptique, le pire reste à venir : Don se réveille un matin avec la bizarre impression d’avoir des cloportes qui se baladent dans l'œil. Lui qui se targuait d'une vue parfaite même dans le noir a la vue qui se trouble. L'ophtalmologiste un peu lunaire qui l'examine diagnostique une dystrophie de la cornée nommée « maladie de Fuchs ». Une pathologie incurable mais parfois opérable qui le condamne à plus ou moins long terme à une probable cécité. Don Dechine est prêt à s'accommoder de cette sombre perspective avec panache : « Je pensais aux héros de mon panthéon personnel. Ils étaient passés par là avec courage, avec grandeur, et ils avaient surmonté l’obstacle. Je pensais à Hannibal le borgne. Je pensais à Hermann Hesse le bigleux. Je pensais à Borges l’aveugle. Et bientôt il y aurait Don Dechine le non-voyant. » Don est-il le fat prétentieux qu'il semble être, Betty béate d'admiration qui le couve du regard est-elle simplement naïve et sotte ou fuient-ils tous deux une réalité faite d'ennui et d'adversité pour s'enfermer dans leurs rêves dans un déni obstiné de la réalité ? Chacun se fera son avis mais ce qui est certain c'est que cette ambiguïté est savamment cultivée par Philippe Ségur. Dans cette comédie burlesque où les héros sont aveuglés au propre comme au figuré, l'auteur joue à brouiller les pistes, flirtant avec le roman noir ou dérivant subitement vers le théâtre de l'absurde à la Samuel Beckett ou le surréalisme façon Boris Vian, pour nous surprendre sans cesse. Il en résulte une fable désespérément caustique, irrésistiblement comique et terriblement maligne avec en filigrane une peinture grotesque et féroce du déclassement de la classe moyenne, des angoisses existentielles et du désenchantement du monde de la création et des enseignants, de la férocité des marchés, de la vanité et la vacuité de notre société. Avec un humour de chaque instant, verrouillant à double tour la porte du désespoir ou de la morosité pour privilégier non la légèreté mais la fantaisie, la fausse désinvolture et le second degré, Philippe Ségur nous mène par le bout du nez jusqu'aux questions qui pour lui font sujet. L'air de rien, non sans humanité mais avec facétie et élégance, il parvient à jeter un regard aiguisé sur les maux de notre monde et à nous amener à y réfléchir. C'est brillant, vivifiant, édifiant et éminemment drôle. Du grand art ! Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Buchet-Chastel 288 pages - 18 €
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