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Franck BALANDIER


Apo


Cet Apo qui fait ici sujet c’est le poète Apollinaire dont on célèbre le centenaire de la mort en 2018.
Dans la première partie (Zone1) on le suit  de sa jeunesse à ces soirées parisiennes animées à la Closerie des Lilas où il retrouve ses amis artistes, peintres comme Pablo Picasso, un très proche, et bien sûr poètes comme le fidèle Paul Fort ou Blaise Cendrars. L’homme est un noceur qui aime la nuit, les fêtes et les bars. « Il y retrouve […] parfois quelques voyous échappés de zones plus interlopes. Les artistes et les poètes aiment aussi à s’encanailler. Mais pas trop. Juste de quoi inhaler le parfum du danger. On refait le monde. On parle de peinture et de littérature. De bien d’autres choses encore. On y chuchote aussi. Il est des mots qu’il vaut mieux laisser à couvert. Des projets de mauvais coups à réaliser ou déjà exécutés. » Dans la conversation parfois se glissent les ombres deWalter Scott ou Fantômas. Apollinaire s’est déjà fait une réputation dans le milieu littéraire parisien comme poète, journaliste et critique d’art. Sans avoir la beauté de Pablo, comme son miroir le lui a vite fait savoir, le poète est aussi connu comme « un homme à femmes ». Il a vite compris qu’ « il suffisait de coucher quelques vers sur un cahier pour, parfois, coucher tout court ». À côtéde ces admiratrices d’un soir qui ne comptent guère, il fait des autres, celles qu’il a aimées toujours passionnément et couchées sur le papier comme Annie, Lou, Madeleine, Marie (Laurencin) et Jacqueline, des reines qu’il vénère. La tolérance des autorités pour la liberté de mœurs, l’usage de la drogue et l’abus d’alcool, de cette avant-garde intellectuelle et artistique au goût prononcé pour la facétie et pour les expériences est fluctuante et proportionnelle à leur notoriété. Mais une nuit de septembre 1911, une statuette ibérique (de celles qui inspirent le grand maître Picasso) et le portrait de la Joconde sont dérobés au Louvre.  Mona Lisa, « l’archétype de la gourgandine qui invitait à la luxure, au stupre, à la débauche, avec son sourire d’hypocrite, sa langue en embuscade, quelque chose d’une promesse à genoux », par l’aura mystérieuse qui l’entoure a toujours bénéficié d’une célébrité particulière. Alors cette incroyable disparition se produisant après une série d’autres vols moins prestigieux mais non élucidés prend un goût de farce et fait le bonheur de la presse qui s’en repaît. La police raillée s’en saisit, porte ses soupçons sur  Géry Pieret, un aventurier d'origine belge proche du personnel du musée et ami du poète. Ce dernier suspecté de complicité dans le déroulement du vol sera arrêté chez lui dès le lendemain, interrogé puis conduit à la prison de la Santé. Faute de preuves, Géry s’étant évaporé avec la toile avant le constat même du vol, il en ressortira cinq jours plus tard. « Ici, les jours s’écoulent comme un robinet mal fermé, à son rythme. Tranquillement. Lancinant. » « Je ne savais pas, les rondes des gardiens, derrière l’œilleton, les rondes. Je les croyais enfantines, les rondes, des comptines, des choses simples pour endormir les enfants, installées, accrochées à nos mémoires. Je ne savais pas l’amertume de celles-ci », lui fait dire Franck Balandier dans Apo. « Tout à l’heure, peut-être que Jonas glissera son œil à travers le judas pour s’assurer que le poète n’est toujours pas mort ou qu’il n’a pas scié les barreaux de la fenêtre. Apollinaire s’évade. […] Depuis l’enfance, il s’en va. S’enfuit. Avec tous ses mots, il part. Facile de leur fausser compagnie […]. Jonas est passé. Guillaume était assis le dos à sa table en train d’écrire. » Dès sa levée d’écrou, Apollinaire ayant lui-même transformé cette expérience en littérature publie son récit dans le journal auquel il collabore. Un poème intitulé  A la Santé sera également publié, intégré au recueil Alcools en 1913.

Dans Zone 2 nous retrouvons Apollinaire à son retour du front, les poumons brûlés par le gaz et mal remis de sa blessure à la tempe. C’est un homme affaibli qui peine à retrouver ses repères. « La guerre n’est jamais arrivée jusqu’ici, dans ce café. Trop lointaine, la guerre. Trop irréelle. Elle est affaire de misère. […] Ici, dans ce café à l’écart du monde, préservé des bombes et des mauvaises nouvelles, la guerre reste une affaire de femmes et de quelques soldats éclopés […]. Les lettres d’amour écrites dans l’urgence d’une prochaine bataille et lues, pour s’en débarrasser, entre deux thés, se résument à des promesses jamais tenues. Des baisers jamais donnés. Des rendez-vous manqués. Des vies emportées. Des passions avortées. » « L’homme n’écrira plus, déjà mort à réception, le cachet de la poste ne faisant plus foi de rien du tout. Surtout pas de la vie qui a foutu le camp, sans crier gare. » « Depuis qu’on l’avait assassiné Wilhelm n’avait plus toute sa tête. Il aurait aimé peut-être comme le dormeur du val finir avec deux trous rouges au côté droit, cela aurait été éminemment plus romantique. […] Les poètes n’ont rien à faire des guerres, il n’aurait pas dû s’en mêler, c’est tout. » Usé, Apollinaire meurt de la grippe espagnole le 30 novembre 1918, deux ans à peine après son retour à Paris. Il avait alors 38 ans. 

La troisième partie, regroupant Puzzle et Épilogue, s’inscrit plus franchement dans l’imaginaire avec un saut notable dans le temps. On est en 2015, plus de cent ans après le séjour d’ Apollinaire à la prison de la Santé et celle-ci vient d’être vidée de ses occupants pour rénovation. Elise, une jeune étudiante à « l’insouciance d’une jeunesse inscrite au chômage par anticipation, sans rêve et sans espoir » faisant des recherches sur le poète, a obtenu le droit de visiter la cellule désertée où celui-ci a été à l’époque incarcéré. Elle y trouve sur un mur sale un poème à demi-effacé. Mais la guerre peut prendre bien des formes….

      Entre travail de biographe et fiction, ce récit inclassable à la troisième personne du singulier ne se contente pas d’aligner et de commenter les dates-clés de l’existence mouvementée de ce fils de juif russe naturalisé en1914. L’objectif de Franck Balandier ne semble pas non plus d’incarner et de faire parler le célèbre poète de ce début de siècle pas plus qu’il ne s’en saisit comme objet d’étude littéraire. En s’attachant plus particulièrement aux pas et faux pas d’un Apollinaire éclatant de jeunesse,  pétri de talent et d’ambition artistique mais aussi individu sensuel et sentimental, ami et amant dont il souligne la constante quête affective, en se focalisant sur deux épisodes douloureux de sa vie, l’emprisonnement de 1911 et la Grande guerre, Franck Balandier dessine son périmètre.  C’est au plus près de cet enfant de l’exil délaissé et avide de vie, d’amour et d’amitié derrière son masque de don Juan et non du poète qu’il veut se tenir. Et, à travers les deux périodes prises sous les feux de son projecteur, il fait de celui-ci une figure représentative d’une génération sacrifiée par la Grande Guerre après avoir été celle de la joie et, chez les artistes, de toutes les audaces et de tous les possibles. La façon dont l’écrivain, par l’histoire d’Elise en dernière partie, jette un pont entre deux générations à cent ans d’écart et les met en parallèle, en est, outre le souffle et l’ouverture que cette belle idée donne au récit, une parfaite démonstration. Ce sera la colonne vertébrale qui structure le récit, qui lui donne sa cohérence et sa fluidité.

Le voyage que Franck Balandier nous propose, entre passé et présent, sur les traces d’un Apollinaire témoin involontaire de son époque, se transforme au fil des mots, par la magie de son style, sa langue magnifique et ses fulgurances poétiques, en une aventure  rare et précieuse.
Grave par les sujets qu’il aborde mais vif, plein d’humour et de sensualité par la façon dont son auteur le fait, ce texte en équilibre entre fiction et réalité doit se déguster en gourmet, avec lenteur, pour permettre à toutes les saveurs dont ce mets délicat et généreux est doté de s’en exhaler.
Un livre lumineux à découvrir et à relire à l’envi.

Dominique Baillon-Lalande 
(10/09/18)    



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Lectures








Le Castor Astral

(Août 2018)
184 pages - 17 €













Franck Balandier
(1952-2020)
a été, entre autres, éducateur de prison, formateur dans un centre social, vidéaste, avant de se consacrer à l'écriture.


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