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Alain CADÉO

Comme un enfant qui joue tout seul


Nous suivons, en chapitres alternés, deux personnages qui, sans le savoir encore, aspirent à se rencontrer. Lui, Barnabé Raphaël, quitte Paris pour retourner dans le Sud-Ouest, vers les plages de son enfance. Eléna, quant à elle, habite près de l’océan avec son fils mais sans conjoint. Leurs histoires familiales se sont croisées deux générations plus tôt, peut-être en sera-t-il de même pour leur présent…

Barnabé a trente-sept ans et une bonne situation dans un ministère quand une étrange rencontre l’amène à tout abandonner. Comme un écho au personnage du Destin joué par Jean Vilar dans Les portes de la nuit, un clochard qui l’observait depuis plusieurs jours l’aborde pour lui demander une cigarette et lui lance cette question insolite : « Pourquoi es-tu si dur ? »
« Je me souviens toujours de cette voix. Elle fut le déclencheur de ma dégringolade ou de mon ascension. C'est selon. »
« C'était comme un mantra, une de ces phrases tombées du ciel qui lavent, décapent votre vie et font chanceler d'un coup tout l'édifice de la pensée construite au ciment prompt de la raison. »
« J'ai tout quitté : les ors des ministères, escaliers au galop, portes capitonnées, l'orgueil des conquérants, la componction des grands à l'égard des petits et le frétillement un peu servile des ombres de l'État à l'égard du pouvoir. »
En quelques jours, il démissionne, vend son studio, brade ses meubles et prend la route.

S’ensuit, au fil des chapitres dont il est le narrateur, un road-movie calme et poétique, qui le conduit, dans un premier temps, vers la maison de ses grands-parents où sont nées sa mère et sa tante. Tous sont morts, maintenant, mais il retrouve une vieille dame, amie de sa grand-mère qui va lui raconter pendant plusieurs jours les souvenirs qu’elle garde de la famille de Barnabé. 
Rien ne le presse, il a le temps, il profite de sa nouvelle liberté et de toutes les rencontres qui parsèment son voyage. Il retrouve le plaisir de bavarder et d’écouter les gens qu’il croise. Il a la dent dure envers son milieu professionnel. « Quand je pense aux turpitudes, à la canaille endimanchée, à tous ces ploucs intelligents de la finance et de la "politicaille" qu'il m'a fallu fréquenter, avec qui j'ai joué, je suis pris d'un vertige. »

En alternance avec Barnabé Raphaël, nous rencontrons Eléna, serveuse dans un hôtel-restaurant, près de l’océan. Elle élève seule son fils de six ans dont le père est mort trois mois avant la naissance. « Quatre générations de filles mères ! Comme une incessante valse névrotique du destin. Veules, lâches, violents ou merveilleux, les hommes de la famille sont aux abonnés absents. » Nous découvrons le souvenir de ces femmes, depuis l’arrière-grand-mère jusqu’à Elena, leur rapport aux hommes, leurs choix, leur courage, leur détermination…

Tour au long du roman, la nature est bien plus qu’un décor. Barnabé ne cesse de s’extasier et de ressentir de profondes émotions face aux paysages qu’il traverse Il s’arrête régulièrement pour se donner le temps d’observer, de s’imprégner des atmosphères, des odeurs, des bruits de la campagne ou de la forêt, en attendant le parfum de l’océan. C’est au cours d’une de ces haltes au milieu de rien qu’une petite chienne noire se faufile dans sa voiture et refuse d’en descendre. Il va la garder avec lui jusqu’à la fin du voyage.

Eléna, elle, a la passion des arbres. Depuis l’enfance, elle a l’habitude d’évoluer parmi les branches comme un écureuil. « Elle n'a jamais oublié ce qu'elle doit aux arbres, comme un refuge primitif, une possibilité d'être au-dessus du monde, à l'abri de tous les dangers, de tous les regards, une manière de voir loin et tout autour. »
Même quand elle a vécu en ville pendant quelque temps, elle se réfugiait parfois dans un parc et grimpait jusqu’à la cime d’un grand cèdre. « Et là, assise sur une branche, collée contre le tronc qu'elle agrippait de toutes ses forces, c'était bon de sentir au-dessous et autour, la ville aveugle qui passait. Elle pouvait rester là-haut des heures. Elle retrouvait toute la force de l'enfance qui aime voir sans être vue. »
Elle transmet maintenant cette passion à son fils Lorenzo.

Voilà deux très beaux personnages qu’on découvre peu à peu, avec leurs failles, leurs histoires de familles, leurs goûts et leurs dégoûts, au fil d’une écriture profondément humaine qui laisse percevoir toute la tendresse que leur porte l’auteur et que nous sommes amenés à  partager. Nous avions déjà beaucoup aimé les précédents romans d’Alain Cadéo, Zoé et Chaque seconde est un murmure, celui-ci nous confirme que l’auteur poursuit son œuvre avec constance, sans rien céder aux effets de mode, en prenant le temps de décrire les espaces, de peindre les émotions et de ramener l’humain à sa juste place dans l’univers, loin d’en être le centre comme il le croit parfois.

Serge Cabrol 
(29/03/19)   

contrebandeÀ noter que l’auteur a publié récemment chez le même éditeur, un recueil de textes plus personnels, à la fois philosophiques et poétiques, sans recours à la fiction, un livre de réflexions sur l’essentiel, sur le rapport aux autres, à la nature, aux relations entre le genre humain et le monde animal, mais aussi et surtout sur l’écriture, les mots, le verbe, le travail de l’écrivain… Un ouvrage qui accompagne à merveille le roman en le situant dans la perspective d’une pensée ouverte et cohérente.
« Ecrire, c'est évoquer. C'est couver la naissance fripée de papillons, qui sous nos yeux éberlués, déploient leurs ailes d'Arlequins. Paons du jour, machaons, morphos bleus...
[…] Ecrire, c'est évoquer, c'est distendre le Temps et c'est aider à naître et à se déployer ce qui dort renfrogné, plein de rides, dans les replis de la Pensée. »
Alain Cadéo, Des mots de contrebande, Éditions La trace, 140 pages, 16 €



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La Trace

(Mars 2019)
144 pages - 14 €











Alain Cadéo
a publié des nouvelles, plusieurs romans et des textes pour le théâtre.








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