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Cynan JONES


Vers la baie



Un homme part en mer seul sur son kayak pour disperser les cendres de son père dans une baie isolée où ils avaient souvent pêché ensemble. Mais le vent se lève, l’orage gronde et le navigateur se retrouve perdu en pleine mer sous la double menace de se retourner et d’être foudroyé. Quand la tempête se calme, l’homme blessé et choqué peine à retrouver ses esprits. Sa situation n’est pas idéale : sa main est abîmée, son bras paralysé, il a perdu sa pagaie et il n’y a aucune côte en vue. L’embarcation dérive, « roule, ballotte, bascule et tangue » et il ne lui reste plus qu’à utiliser les courants favorables qui se présentent sans avoir la moindre idée de la direction qu’ils donneront à son embarcation. La douleur s’installe, le soleil lui brûle la peau et l’unique bouteille d’eau en sa possession ne lui permet qu’à peine de calmer la soif qui le taraude. La faim et l’angoisse pointent sournoisement. Sa raison semble intacte mais l’assaut conjugué du ciel et de la mer semble avoir emporté sa mémoire. Qui est-il ? Où est-il ? Que fait-il là ?  Épuisé et à bout de courage, le blessé démuni envisage de renoncer quand lui revient soudain en mémoire l’image d’une jeune femme enceinte scrutant la mer. Il sait que cette épouse guettant le retour de son mari et cet enfant à naître sont les siens et dès lors l’espoir de la, les, retrouver sera son moteur pour braver les éléments et tenter de gagner la terre ferme. Pour y parvenir, il va lui falloir raison, calme et courage garder et forcer la chance à lui sourire.

Le récit poétique, rythmé par de courts paragraphes, comme calqué sur le mouvement des vagues, est porté par une écriture épurée qui, par souci d’efficacité, économise ses mots autant que le héros amoindri le fait de ses vivres, son eau et ses gestes. Après la parenthèse d’un voyage funéraire encore marqué du sceau du deuil et de l’enfance avec son temps suspendu, l’orage brutal s’impose bousculant toutes les priorités et accélérant les événements. Mais ce n’est là  qu’une mise en condition avant ce réveil douloureux de l’après qui, avec sa lutte en solitaire contre la sauvagerie de la nature et l’enchaînement des obstacles se liguant contre lui, constitue le corps du récit. 
Ravivant chez le lecteur de fugaces réminiscences du Vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway,  Cynan Jones entreprend ici comme son éminent prédécesseur de nous perdre dans l’immensité du large avant d’accorder son récit à l’action physique du héros, à cette tension du corps, des muscles et de l’esprit qui au-delà de toute psychologie incarne l’effort quand, entre espoir et résignation, l’homme lutte pour la survie. Et avec une poêle pour seule pagaie, une réserve d’eau qu’il doit gérer de manière drastique,  du poisson cru pour calmer sa faim, sous un soleil implacable avec une côte qui se dérobe à sa vue, on se doute que l’entreprise va s’avérer difficile voire désespérée.

Mais le court roman ne s’arrête pas à ce seul récit d’une périlleuse épopée et du combat obstiné de son protagoniste pour garder la vie, il se double d’un voyage intime, à la reconquête de  souvenirs heureux qui, face à l’adversité et en antidote au découragement, redonnent du sens à son existence, lui redessinent un avenir et le maintiennent comme des bouées la tête hors de l’eau. D’évidence ici l’amour et l’enfant à naître sont les symboles de la vie et du bonheur qui l’appellent et le retiennent du côté des vivants et de la lumière.
Avec une intensité verbale, rythmique et visuelle hors du commun le récit parvient à immerger son lecteur dans l’action en toute empathie avec son héros en nous tenant en apnée de la première à la dernière ligne. La lutte est éprouvante et son issue, comme un rappel de l’insignifiance de l’être humain face à la nature mais aussi de l’énergie et de l’inventivité que celui-ci peut déployer quand face au pire l’instinct vital prend les rênes, en reste jusqu’au bout incertaine. Alors le lecteur embarqué, quasi envoûté, tremble, frémit et jusqu’aux tout derniers instants s’accroche avec le héros à l’espoir ténu d’un retour et de retrouvailles heureuses sur le sable. 

L’anonymat et le peu d’indices donnés sur ce personnage banal et simple permettent étonnamment un rapprochement naturel de son histoire avec celle des héros antiques affrontant les terribles épreuves envoyées par les dieux. En résonance, pour narrer le combat épique que celui-ci doit livrer sur son frêle esquif contre la sauvagerie des flots, Cynan Jones quitte progressivement le registre de la description naturaliste pour glisser vers celui du mythe, de la parabole intemporelle et universelle sur l’existence humaine, ajoutant une dimension philosophique sous-jacente à l’ensemble. 

Au fil de l’eau et des mots, cette aventure hors du temps  qui nous plonge pareillement dans la profondeur de l’âme, dans celle de l’univers marin ou bien celle de la nuit, prend une teinte presque lyrique et se charge de mystère, laissant le lecteur ballotté par des émotions contradictoires et intenses en proie à un trouble singulier.
Une sortie en mer mouvementée d’une centaine de pages dont le parfum salé et entêtant reste longtemps en mémoire. 

Dominique Baillon-Lalande 
(03/07/19)    



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Lectures









Joëlle Losfeld
(Mai 2019)
104 pages - 11,50 €


Traduction de l'anglais
(Pays de Galles)
Mona de Pracontal












Cynan Jones,

né en 1975 au Pays de Galles, a déjà publié six romans. Celui-ci est le quatrième paru en France.












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