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Gaëlle PINGAULT


Les cœurs imparfaits


Au centre de tout, se trouve la mère, Rose : une mère imprévisible, incapable d’amour et toxique, selon sa fille Barbara qui l’a fuie à sa majorité pour ne plus jamais la revoir ; une cliente aux troubles neurologiques importants, plus éteinte qu’agitée, et en fin de vie pour l’Ehpad des Genets qui l’héberge et pour Charles Bodier qui assure le suivi médical des patients. Les difficultés de communication de la patiente Rose en font un personnage en creux. Son passé nous sera distillé au goutte à goutte par Suzanne, sa sœur aînée, et par Barbara à travers ses souvenirs d’enfance douloureux et sa révolte d’adolescence dont les braises sont toujours prêtes à reprendre vie sous les cendres où elle les a enfouies. Son présent prendra la forme de la froide analyse et du diagnostic d’un « état cognitif dégradé » dû à un « usage délétère des neuroleptiques pris durant la majeure partie de sa vie pour traiter sa bipolarité » émis par le docteur Bodier et du regard attendri de Lise, l’aide-soignante gaie et dévouée envers les pensionnaires qui seule a su faire jaillir le sourire de Rose avec la lecture de quelques pages d’un roman sentimental qui traînait dans le tiroir de sa table de nuit, la sortant de cet ailleurs dans lequel elle reste figée le reste du temps.

Barbara, la cinquantaine, est professeur de littérature à la fac. C’est une femme libre et indépendante qui préfère les jeunes amants temporaires à une vie de couple.  « C’est l’avantage de travailler à l’université qui accueille des doctorants étrangers : le vivier de jeunes amants très acceptables est bien pourvu et régulièrement renouvelé. » Elle n’a pour véritable passion que son métier, la lecture et la littérature. « Elle n’aime pas Proust. Elle s’y ennuie. (…) sa lecture préférée reste "Au bonheur des dames", parce qu’elle a découvert ce livre durant son époque midinette et qu’elle a soupiré d‘émerveillement pour cette romance à rebondissements. Elle n’avait rien capté aux sous-titres sociaux du roman, à l’époque. Rien compris de son arrière-plan engagé (…) C’est pour cette raison que Zola l’impressionne, il offre plusieurs niveaux de lecture, tous captivants. (…) Plus tard elle est tombée dans la poésie. Apollinaire et ses alcools, Rimbaud et sa jeunesse tourmentée. (…) Elle lit beaucoup de littérature contemporaine. (…) elle oublie les noms et les titres (...) elle retient les ambiances, des thématiques, des formules, des profils de personnages. Tout cela compose une sorte de puzzle de mots qui tapissent son cerveau. » Cette année parmi ses élèves de licence il y a Ninon qui manifeste un enthousiasme si exagéré pour ses cours qu’elle se questionne sur l’esprit critique dont cette bonne élève est capable. Ce sera entre la jeune fille oscillant encore entre conformité et audace et l’enseignante chamboulée par les révélations du docteur Bodier sur sa mère, une rencontre vraie, riche et déterminante. Il faut dire que cette réapparition brutale de sa mère dans son existence a donné un sacré coup de pied dans la construction que Barbara (pas pour la chanteuse que Charles lui fera découvrir, ni pour le poème de Prévert que sa mère ne connaissait pas mais en référence à la Barbapapa que Rose aimait tant) avait patiemment élaborée en trente ans. La révélation de la bipolarité soigneusement cachée par sa mère, qui sous-entend de la souffrance derrière sa « méchanceté » et son « indifférence » de mère, lui vole même la colère qui l’a constituée. Les angoisses la reprennent au point qu’elle ne parvient même plus à lire. Le prof de lettres devra-t-elle suivre le conseil de Lise et passer par la littérature de gare qu’elle exècre pour réussir enfin à communiquer avec cette mère qui l’a toujours tenue à distance ? Pourquoi ne pas suivre ce conseil mais avec La tournée d’automne de Jacques Poulin, roman d’amour introduit par deux phrases d’Hemingway, qui pourrait être un compromis honorable ? Comment et sur qui s’appuyer pour ne pas se laisser aspirer par l’œil du cyclone ?   

Charles, ex-responsable d’un service hospitalier de neurologie happé par sa vie professionnelle pendant plus de trente-cinq ans, est un spécialiste brillant qui toute sa carrière a fait de l’empathie et du respect envers ses patients sa déontologie. Si, la fatigue aidant, il a volontiers laissé son poste à la génération montante, il a un peu de mal à s’adapter à la pré-retraite qu’il s’est ménagée aux Genets. Il flirte même parfois avec l’idée d’apprendre à tricoter pour s’occuper quand il s’ennuie trop. L’arrivée dans son bureau de la séduisante Barbara aux chaussures à talons d’un goût raffiné pour le rendez-vous qu’il lui a fixé pour évoquer l’état de sa mère et la question de la tutelle, va le sortir de sa léthargie. Il faut dire que sa vie de couple, depuis une incartade que son épouse lui fait payer très cher depuis vingt ans, s’avère assez accablante. C’est avec un chantage aux enfants, un garçon et une fille, grands amours de sa vie dont il était fort proche, que sa femme l’a retenu. Aujourd’hui, alors que ceux-ci ont pris leur indépendance, il est encore là, incapable de quitter celle qui le méprise ostensiblement. Cette cliente avec son franc-parler et sa radicalité l’impressionne et l’intrigue. Elle réveille la fantaisie estudiantine qui sommeillait depuis trop longtemps chez le grand ponte et le pantouflard puni par sa femme qu’il est devenu. De quoi le pousser à envoyer un SMS décalé le lendemain : « Bonjour, c’est le Dr Bodier de l’EHPAD des Genets. Je me demandais, juste une idée en passant… si vous saviez tricoter ? Bonne journée ! » Il la poursuivra de messages surréalistes jusqu’à établir un contact plus direct. Ensemble, l’un par l’autre, ils vont découvrir que le soin de soi passe aussi par le soin de l’autre, et réciproquement.

       Ce roman ne nous apprend pas grand-chose sur la bipolarité qui ne sert ici que d’arrière-plan. La description de l’Ehpad est par contre nettement plus nourrie. Charles, Lise, l’aide-soignante lumineuse et investie, en dessinent par leur quotidien le profil émouvant de certains patients mais révèlent aussi les dysfonctionnements patents de l’établissement qui finissent par épuiser et décourager les équipes et dont Lise pressent qu’ils auront à terme raison de son optimisme et son courage. Fidèle à l’énergie avec laquelle, derrière une histoire de couple, l’auteure dénonçait dans Il n'y a pas Internet au paradis (éditions du Jasmin, 2017) la souffrance au travail, Gaëlle Pingault dresse ici un tableau à charge contre les coupes budgétaires et une politique de santé publique qui ne donne plus les moyens aux établissements et au personnel de faire leur travail juste correctement, dans le respect des patients et de la sécurité. « Personne ne peut embrasser la complexité des métiers du soin, leurs forces et leurs faiblesses, pour aller ensuite briser les chaînes humaines et les complémentarités qui en garantissent les cohérences. (…) C’est évident pour tout le monde qu’ils se plantent. (...)Bande de guignols ! (…) Le fric, le fric partout, tout le temps. Le fric comme destruction massive. (…) Un jour prochain on ne regardera plus les personnes fragiles autrement que comme des poids financiers » balance avec rage le médecin à la directrice avant de claquer la porte de son bureau. En Ehpad comme à l’hôpital depuis trop longtemps le torchon brûle. 

Mais Les cœurs imparfaits n’est pas un brûlot politique, sa vraie dimension est autre, au plus près des personnages dans ce qu’est la vie, les sentiments et les relations interindividuelles en de multiples variations. Rose, Charles, Suzanne sont des êtres imparfaits qui prennent consistance sous nos yeux. Ils ne sont ni meilleurs ni pires que nous tous, avec leurs fuites, leurs peurs, leurs aveuglements, leurs rêves et leurs désirs, leur solitude et leur difficulté à faire confiance aux autres. Si, en endossant le costume d’adulte et les responsabilités allant avec, chacun par ses choix ou non-choix a au fil des années nourri ce qui le détruirait de l’intérieur en croyant bien faire et sans même en avoir conscience, Gaëlle Pingault, rééquilibrant failles et forces, accentuant paradoxes et complexité, creuse leur humanité jusqu’à en faire nos doubles ou nos frères. En contrepoint, Ninon et Lise, symboles de la jeunesse, irriguent le roman d’un appétit de vie, d’une ouverture au monde et aux autres, accrochant comme une lumière à l’horizon.
Si le titre de ce roman résonne comme un clin d’œil appuyé aux romans à l’eau de rose tant appréciés par Rose au mépris le plus vif de sa fille, il fait aussi fort justement écho à la présence de l‘amour dans toutes ses formes dans le roman : amour paternel de Charles ouvertement manifesté et partagé avec ses deux enfants, désamour du couple Eliane-Charles, amour quasi sacrificiel de Suzanne pour sa sœur et sa nièce, affection profonde de Lise pour ceux qu’elle soigne ou quasi maternelle de Barbara pour Ninon, attachement sincère aux siens et au quartier populaire dont elle est issue pour l’étudiante, amour maternel miné par la maladie et la violence de Rose pour Barbara, empêché par la frustration et l’incompréhension chez la fille pour la mère. Bien évidemment, la place tenue par l’amour dans la littérature et celui porté par Barbara à la littérature, n’est pas en reste.   

C’est majoritairement à travers les échanges entre Barbara et Charles, mais aussi à travers leurs vies respectives et leurs pensées, que le roman se construit. L’alternance entre le récit du passé de Barbara avec sa mère écrit en italique et celui du présent de l’Ephad à travers Barbara, Charles et Lise, donne un rythme très dynamique à l’ensemble.
Si l’écriture de Gaëlle Pingault est avant tout celle de l’émotion et du ressenti, elle joue aussi fort bien et avec finesse du trait humoristique dès que l’émotion devient trop forte. Le franc-parler de Barbara, la gaîté de Lise et la fantaisie débridée, complètement décalée et d’une vraie drôlerie du docteur Bodier dédramatisent le récit en apportant de la légèreté à ce scénario qui entre bipolarité, Ehpad et enfance meurtrie aurait pu, sous une autre plume, se faire roman noir ou tragédie. 

C’est finalement l’être humain, les sentiments, les relations qui nous lient les uns aux autres qu’avant tout, Gaëlle Pingault explore dans ce roman intelligent, émouvant et drôle, plein d’énergie et de positivité sur la famille, la médecine, l’enseignement, et la vie de l’enfance à la vieillesse. « Merde alors. Quelle foutue vie bizarre il aura eue, quand même » se dit Charles avec bonhomie en évoquant toutes ces années. Barbara, Suzanne et beaucoup d’autres pourraient en tirer la même conclusion. Pourraient s’y ajouter les « Envies fantaisistes pour rêver les jours de brouillard. Devenir Merlin l’Enchanteur » que Lise enregistre dans sa liste de bonnes résolutions quotidienne pour contrebalancer les journées trop rudes. Un roman fort et superbe.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/04/20)    



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Eyrolles

(Mars 2020)
330 pages - 16 €

Version numérique
10,99 €








Gaëlle Pingault
est orthophoniste.
Après quatre recueils
de nouvelles,
Les cœurs imparfaits
est son deuxième roman.





Pour visiter le blog
de Gaëlle Pingault :
http://gaellepingault.
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