« Leeloo ne comprenait rien à son sort. Après la mort du père et de la mère coup sur coup, d'un excès d'amour ou de découragement, il y avait de cela un gouffre d'années, l'ombre sans nom et deux gendarmes l'avaient conduite un jour au bout des landes, à la pointe sud de la baie d'Umwelt, dans ce drôle de château face au vide. »

Ce drôle de château face au vide est le lieu essentiel de ce très beau roman qui sinue entre le conte et la poésie. Le domaine des Descenderies, sanatorium du XIXe siècle ayant perdu sa vocation avec la découverte des traitements contre la tuberculose, est un vaste complexe « édifié sur l’une des plus hautes falaises de la côte, en respect de la bande littorale inconstructible d’une centaine de mètres ». Mais au fil des chapitres, on voit la falaise s’éroder et le château de plus en plus menacé d’effondrement.

Le docteur Riwald continue à régner sur ce domaine malgré des plaintes pour maltraitances envers des patients, un jugement de fermeture administrative pour infraction grave au code de la santé, des avis d’expropriation et autres mesures d’éviction qui restent sans effet compte tenu des relations et des manœuvres du médecin qui a même obtenu le classement du site pour bloquer toute atteinte au domaine.
Riwald n’est pas un tendre et il inspire « une terreur respectueuse » à ses subordonnés. Le personnel s’est réduit avec le temps. Il reste une ancienne infirmière, Sigrid, promue assistante de direction ; un homme d’entretien, Marthellus, redoutable taiseux chargé du gardiennage ; et M. Willumsen, l’arboriste qui a conçu, sur les ordres du médecin, un labyrinthe savamment élaboré au point de devenir « un dispositif privilégié d’analyse comportementale ».

C’est dans cet univers étrange et peu accueillant qu’arrive Leeloo, jeune fille aussi belle que mystérieuse, sans doute amnésique et quasiment sans langage, pour laquelle le médecin après un superficiel examen clinique, ordonne une procédure d’internement. « Cette femme était d’une beauté folle et il voulait la garder. »
Leeloo s’habitue vite à la géographie du domaine, se dérobe comme par enchantement à toute surveillance et se promène de jour comme de nuit dans le labyrinthe et hors des murs jusque sur la falaise.
Quelle surprise lorsqu’un jour, Sigrid découvre que Leeloo est enceinte. De qui ? Mystère. Elle accouche d’un garçon, Malgorne, dont on comprend vite qu’il est sourd profond.

Après la disparition de Leeloo, c’est le parcours de Malgorne que nous suivons, durant son enfance et son adolescence, jusqu’à ce qu’il devienne, formé par M. Willumsen sur les ordres de Riwald, un véritable arboriste, capable d’entretenir à son tour le diabolique labyrinthe.
Malgorne est un garçon libre et indépendant comme l’était sa mère, se jouant lui aussi de toute surveillance pour circuler à sa guise dans le domaine et ses alentours y compris la falaise et la plage où est découvert un animal étrange, « croisement de sirène et de cachalot ». C’est ce jour-là qu’il rencontre Peirdre, une jeune fille qui vit quasiment seule dans un ancien sémaphore transformé en villa de plaisance, le Bec-de-l’aigle. Peirdre et son amie Marinella sont aussi deux personnages pleins de mystère que nous accompagnons dans leurs promenades.

Au loin, passent les bateaux, et parmi eux le tanker géant du capitaine Owen (le père de Peirdre) qui remonte les mers entre le cap de Bonne-Espérance et les ports pétroliers du Grand Nord. Le capitaine est confronté à une situation complexe avec la découverte d’un passager clandestin que certains membres de l’équipage jetteraient bien par-dessus bord pour ne pas compliquer un travail déjà difficile.
Les personnages et les situations se croisent et s’enchaînent pour construire une histoire pleine de surprises, de mystères, d’aventures et de rebondissements, portée par une écriture toujours poétique et riche en émotions, qui montre et décrit sans expliquer ou justifier. Un grand bonheur de lecture dont on sort ébloui, apaisé… et très admiratif.

« Et si la vie n'était qu'une dispersion illusoire de mésaventures et d'incidents sans suite, si en fait tout ce qui nous arrive racontait une histoire inscrite dans les étoiles et le sable des mers ? »
« Et si tout ce qui devait arriver se déroulait sous nos yeux dans le mouvement mystérieux des vagues ? Il suffirait d'être en avance d'un seul instant sur le temps à vivre pour que tout s'éclaire comme un cristal levé dans la lumière du crépuscule. »

Serge Cabrol 
(26/03/21)