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Louis-Henri de LA ROCHEFOUCAULD


Mémoires d’un avare




François Cassette est né d’un père généreux et dispendieuxet d’une mère aristocrate cultivée qui lui donna sept enfants. Le « forcené du don », en gaspillant consciencieusement le patrimoine de son épouse, mena avec bonne humeur mais inéluctablement sa famille à une ruine totale. Rien d’étonnant donc que l’enfance « spaghettis et salsifis » du petit François maigre et frustré l’ait très vite fait rêver de cuisine et de restaurant. Si lors de ses études en droit, le jeune homme lisait avec assiduité le Figaro, dont il appréciait les dessins de Jacques Faizant et les éditos de Jean Dutourd, c’était surtout pour les divagations gastronomiques de Jacques de Coquet qui le confortait dans sa vocation première. Il marcherait sur ses traces et, un jour, le dépasserait. Mais fallait-il encore que le jeune homme de dix-neuf ans sans argent et sans relations réussisse à s’introduire dans ce milieu fermé. Pour y parvenir, il se mit à fréquenter les vieilles dames riches à la recherche de « gigolo chaste, moitié bibelot, moitié hochet » qui lui feraient découvrir les restaurants étoilés et le beau monde qui les fréquentait. Quand il fit la connaissance de Madame S. qui justement connaissait Coquet et qui s’empressa de recommander chaudement son poulain à son ami pour qu’il puisse faire ses premières piges auprès de lui, le tour était joué. La femme était coquette, de compagnie agréable, cultivée, vive et fantasque et généreuse et c’est avec plaisir, voire non sans affection, que le jeune homme se laissait entretenir et en profitait pour se faire sa place dans le monde de l’argent et des bonnes manières. Il n’avait jamais été aussi bon élève.
À vingt-sept ans, après le décès de sa bienfaitrice ne lui laissant en héritage que quelques bijoux et de quoi s’acheter un petit appartement, François, conscient qu’il n’était « plus assez frais pour retourner faire la danse du ventre dans le milieu si fermé de l’abstinence subventionnée », augmenta son rythme de travail tout en pensant que si cela lui permettait temporairement de survivre ça ne lui fournirait pas les moyens nécessaires à son ambition. Il passa donc des vieilles dames aux jeunes héritières. Cela fut plus long et plus difficile mais il finit par conquérir la fille d’un magnat du sucre, dont la fortune lui permettait outre ses investissements dans l’immobilier de luxe de posséder une collection de toiles de maîtres d’une fort belle tenue. Une fois la fille harponnée, lui restait à séduire le père. Ce fut rapidement chose faite et pour que le mariage puisse se faire sans rougir le puissant homme d’affaires fit entrer son futur gendre comme « rédacteur en chef de la rubrique art de vivre » à Libération dont il fréquentait le patron. Un poste fixe et à temps complet où l’ambitieux fit toute sa carrière avec un certain succès. La jeune épouse fragilisée par un usage compulsif de substances illicites disparut quelques années plus tard en toute discrétion, laissant derrière elle, aux yeux de tous, un mari modèle éploré. L’émotion bien orchestrée de la cérémonie des funérailles vaudra à François la reconnaissance de son beau-père, offrant par anticipation à son gendre le Van Gogh et le Monet qu’il avait prévu de léguer à sa fille unique, chérie et trop tôt disparue. Le veuf encore jeune et maintenant pourvu d’une belle situation, décida alors que n’ayant plus aucun besoin des femmes pour sa réussite, il ne remplacerait jamais la disparue et resterait dorénavant célibataire. « Lucie resterait la dot de ma vie. » Un choix qui vaudra à l’habile manipulateur d’être régulièrement invité à Deauville, aux sports d’hiver ou sur la côte d’azur par un beau-père attendri par cette fidélité post-mortem qui lui conserva toujours affection et protection.
Il aimait ce travail peu contraignant de journaliste gastronomique qui lui ouvrait les portes des plus grands hôtels et restaurants sans bourse délier et qui, depuis ses passages à la télévision, valait à celui qui « n’était pas à proprement parler ce qu’on appelle un bon vivant », une fort honorable célébrité. La réputation du myope très chauve qui ressemblait à André Gide, « ronchon laconique à l’humour plus tranchant qu’un couteau de boucher (...) méchant, cruel et d’une radinerie sans pareille », lui donnait un pouvoir sur les autres qu’il appréciait particulièrement. Cette avarice que l’homme avait érigée en dogme ou en philosophie, était le trait de son caractère qu’il affirmait avec le plus d’orgueil et de provocation : « Contre la mondialisation heureuse à laquelle personne ne croit plus, il y a une radinerie vertueuse. Ne me déplaçant qu’en France, je ne prenais quasiment pas l’avion. (…) Je ne jetais rien. Je recyclais au maximum. Je polluais peu la planète. Mon avarice était écologique. J’étais un Harpagon bio ! ». Ainsi fila sa vie de ses trente-trois à ses soixante ans, ses frères et leurs descendants tournant comme des mouches autour du magot, ce qui amusait beaucoup le vieux rapiat.

Tout cela nous est rapporté par le docteur Jean de la Desnerie, neurologue qui suit « le plus grand critique gastronomique de son temps », depuis qu’il lui a diagnostiqué un stade très avancé de la maladie de Charcot avec une fin à très court terme. L’occasion pour l’auteur de nous offrir un échange assez savoureux : « Dès notre deuxième rendez-vous à l’hôpital, j’avais eu la responsabilité de lui apprendre que ses jours étaient comptés, juste retour de bâton pour quelqu’un qui avait toujours compté ses sous. » « Quelle excellente nouvelle ! Extra, vraiment je n’aurais pu rêver meilleur sort. Et bon débarras : j’en avait ras la casquette de la cuisine moderne. »
Dorénavant cloîtré à son domicile, François, livré aux mains des soignants venus quotidiennement s’occuper du traitement et de l’intimité corporelle d’un malade de plus en plus dépendant, en est fort incommodé. Souhaitant laisser trace, il a choisi de porter à la connaissance de tous quelques souvenirs et réflexions sur l’avarice, vertu, selon lui, pour laquelle il peut se positionner sans contestation en expert. C’est son médecin qui sera dépositaire de ses Mémoires d’un avare livrées de façon désordonnée, qu’il a pour mission de mettre en forme. La relation entre le despote diminué et le médecin omnipotent devenu fortuitement « nègre littéraire » de ce patient qui le fascine autant qu’il le condamne, apportera au célèbre journaliste en fin de vie non l’apaisement et l’ultime reconnaissance qu’il en attendait mais une contradiction inattendue.
« J’espère pour ce cher Cassette qu’il repose désormais en paix au paradis (...) Il m’avait tellement répété qu’il ne voulait pas aller rôtir sur le grill de l’enfer, lui qui détestait les merguez, la convivialité autour du taboulé et du rosé, les rires, les chips et les odeurs de barbecue » dira Jean de la Desnerie au décès de ce patient hors du commun qui avait choisi non sans humour, de faire inscrire comme épitaphe sur sa pierre tombale :
« Toute sa vie il fut avare
Il n’eut pas à s’en repentir
Charcot se chargea
de lui rendre la monnaie de sa pièce ».

Il y a du Molière dans tout cela, le clin d’œil dans le choix du titre et le nom du personnage bien sûr, mais aussi l’incroyable scène du malade encore bien vif et jouant le mourant à sa nièce en lui faisant miroiter avec délectation cette fortune qu’il n’a aucune intention de léguer à sa famille. Mais, si le ressort comique est en partie identique, le héros de Louis-Henri de La Rochefoucauld ne se contente pas comme Harpagon d’être un avare ridicule dans ses excès et laminé par l’angoisse qu’on le vole. François Cassette, lui, est aussi incroyablement conscient, ambitieux, prétentieux, cynique, manipulateur. Le pouvoir le rend aussi heureux que l’accumulation, il jouit de sa propre méchanceté et dort très bien la nuit. C’est comme si, pour ces Mémoires d’un avare, Louis-Henri de La Rochefoucauld s’était amusé à faire appel à d’autres pièces du répertoire du grand dramaturge français pour faire de son avare à lui un personnage moins ridicule mais plus diabolique et méprisable qu’Harpagon en lui ajoutant dans un grand éclat de rire une dose de misanthropie et une autre de perversité semblable à celle du faux dévot Tartuffe. L’homme est ici rarement seul en scène car il a besoin d’un public. Que ce soit l’ex-beau-père, suffisamment ébloui par sa propre puissance pour ne rien saisir de la manipulation dont il est l’objet, qui est à lui tout seul, entre suffisance et rondeur, une caricature de la grande bourgeoisie en place, ou Madame S., femme épicurienne et fantasque mais intelligente et extrêmement lucide qu’il ne parviendra jamais à manipuler complètement, ces deux-là font plus que le servir ou lui donner la réplique. Les autres femmes que le séducteur tente de prendre dans ses filets pour servir son ascension sociale et remplir son compte bancaire, y compris son épouse Lucie la désespérée, se contentent ici d’une pâle apparition sans épaisseur qui reflète le peu d’estime et d’importance que cet égocentrique misogyne leur porte. Quant aux échanges entre Jean de la Desnerie, cet étrange neurologue mystique, et son malade qui nous surprennent en faisant changer le pouvoir de mains ce qui est assez plaisant, ceux-ci nous en apprennent trop peu sur le caractère et les réelles intentions de l’homme de science pour qu’il dépasse ce rôle de contradicteur pour devenir un personnage à part entière. 

Le roman est très contextualisé dans le présent, que ce soit par des allusions politiques ou de nombreuses références culturelles, allant de la simple citation à un développement d’une page entière. Passons sur les tableaux de Van Gogh et Monet, qui sont pour Cassette le symbole même de la fortune et font des apparitions récurrentes dans le récit, pour évoquer les incontournables figures de la presse (dont Serge July), Louis de Funès dont il s’inspire très manifestement dans ses numéros de cabotinage et de multiples écrivains, de Chateaubriand à Jean d’Ormesson en passant par James Joyce, Proust et beaucoup d’autres. On sera plus surpris d’y trouver Leibnitz et surtout Kant que l’odieux homme aime citer et sur lequel il s’appuie pour étayer ses élucubrations. Les mentions de Landru ou de Liliane Bettencourt (« Liliane avait des mensurations parfaites: à sa mort, elle pesait près de 40 milliards de dollars, ce qui est pour moi bien au-delà de la taille mannequin») sous influence d’un génial F.-M. Banier, que François Cassette admire et aime à prendre en exemple, ne font que souligner non seulement son côté trouble et malsain mais aussi l’aspect pathologique du personnage central. 

Ce petit roman de commande écrit par Louis-Henri de La Rochefoucauld est extrêmement ludique. L’auteur s’y amuse avec une délectation palpable, y joue avec nos références et avec les mots avec jubilation et malice, comme dans cette phrase : « Il me voyait cistercien je n’en voulais qu’à ses sesterces ». Il peut aussi se montrer fort facétieux quand il évoque l’ancien enfant de chœur devenu tueur en série : « Alors qu’il s’apprêtait à monter sur l’échafaud le 25 février 1922, on avait proposé à Landru une cigarette et un verre de rhum. Voici ce qu’il avait répondu : Non merci, c’est mauvais pour la santé. Quelle belle leçon pour notre jeunesse dépravée qui ne pense qu’à fumer et s’alcooliser. »

Inscrit dans la série Les sept péchés capitaux des éditions du Cerf, Mémoires d’un avare est un exercice de style qui se transforme en un excellent divertissement. Laissez-vous embarquer dans cette comédie pimentée d’une pointe de causticité, jubilatoire et éminemment drôle qui tient toutes ses promesses. Un livre court recommandé pour soigner la morosité en ce temps de pandémie.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/04/17)    



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Le Cerf

Collection
Les 7 péchés capitaux
(Février 2021)
144 pages - 12 €














Louis-Henri de
La Rochefoucauld

né à Paris en 1985, journaliste à Technikart, Schnock et GQ, est l’auteur de huit romans.


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