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Hélène VEYSSIER


Pleine lumière


Tout commence avec un souvenir d’enfance : elle, Agnès, est sur le pont avec Luc, Jeanne et surtout Antoine qui bénéficie du prestige de ses trois ans de plus.
En 1994, elle a vingt-sept ans. Après une soirée bien arrosée entre enseignants, elle se réveille auprès d’un homme. Pas n’importe lequel, justement, mais Antoine, l’ami d’enfance et aujourd’hui collègue à l’université dont les parents étaient voisins de ses grands-parents jusqu’aux huit ans de la fillette. Ils s’étaient retrouvés quinze ans plus tard à Jussieu. « Agnès avait vingt-quatre ans et venait tout juste de passer son agrégation (…) Les retrouvailles avaient été tout à fait stupéfiantes, joyeuses et fraternelles ». Ils évoquent leurs souvenirs et de cette émotion partagée, des balades, cinés, visites de musées et rires qui en suivirent, naît une profonde amitié. Agnès qui n’est pas amoureuse d’Antoine, craignant que ce moment d’égarement stupide gâche définitivement cette tendre complicité, est catastrophée. A défaut d’avoir su le lui dire elle le lui écrit à son retour. Quand peu après une amie lui apprend au téléphone le suicide d’Antoine, elle s’effondre. C’est après être successivement passée par une phase de refus (« C’est une aberration, les bribes d’une autre histoire (…) qui vont se dissoudre, et tout redeviendra normal ») puis de « vide sidéral » que s’insinue traîtreusement en elle cette terrible question : cette lettre où elle lui écrivait qu’elle n’éprouvait pas de désir pour lui, était amoureuse d’un autre et voulait s’en tenir à l’amitié chaleureuse qui les liait en serait-elle responsable ? Ou bien, comme le présupposaient ses copines, celui qui se disait avec humour « enseignant apprécié mais peintre dédaigné » souffrait-il de dépression ? Agnès, « affolée, folle, ne pense qu’à ça ». Antoine hante ses rêves. Il lui faut « reprendre pied », « mettre un pas devant l’autre et recommencer » comme le chantait son grand-père.

Le choc de la mort d’Antoine renvoie Agnès de plus en plus fréquemment à son passé. Les souvenirs affluent : les grandes vacances en plein air à Orsay chez les grands-parents paternels avec Antoine, l’école où elle était une bonne élève réservée et timide, cette femme forte, courageuse et digne qu’est sa mère, ce père artiste fantasque et fascinant parti chercher la lumière des îles du Pacifique sur les traces de Gauguin aux huit ans de la fillette, le manque d’argent du foyer dont Agnès ne souffrit pas grâce à cette mère dont le « sourire comblait tous les manques » qui « avait le don de faire du bon avec très peu et du beau avec rien ». Lui revient aussi l’annonce de la mort du père, de celle de ses grands-parents, suivie de la vente de leur maison d’Orsay. Passé et présent s’entremêlent, isolant souvent la jeune femme dans un monde parallèle.

Deux ans plus tard, Agnès épouse le médecin généraliste et psychosomaticien dont elle s’était éprise au premier regard peu de temps avant le drame. Ils avaient les mêmes idées sur le monde et partageaient l’amour de la peinture et la musique. Mais dans l’intimité de leur vie de couple l’homme se montre vite tempétueux et jaloux. Les disputes se multiplient et ils divorcent trois ans plus tard. « La réalité n’avait pas été à la hauteur du rêve », se dit la jeune femme « fleurs bleues », comme celles imprimées sur un couvre-lit ou un rideau dont Hélène Veyssier parsème son roman.    

Cahin-caha le temps passe et Agnès avance. « Il faut tourner la page » comme aime à le dire celle qui vit seule quand les fantômes l’approchent de trop près et qu’elle se sent flancher. Agnès « la douce agnelle » s’affirme : Elle cumule les reconnaissances professionnelles ; durant ses voyages à l’étranger, « elle a connu d’autres mondes, s’est émerveillée, a rencontré des gens nouveaux » ; elle s’est mise à pratiquer le chant lyrique pour lequel elle s’est prise de passion et cela lui fait beaucoup de bien.Les hommes qu’elle a rencontrés, eux, n’ont fait que passer.

C’est au début de sa cinquantaine que, grâce à une lettre trouvée dans une ancienne boîte à gâteaux secs en métal et à une galerie d’art parisienne, sa vie va soudain se délester de ses ombres et prendre un nouvel élan... 

           
                     Pleine lumière est un livre délicat et plein d’émotions, sur le présent et le passé qui s’imbriquent pour construire une vie. Les souvenirs nous façonnent autant que nous les façonnons. Dans ce puzzle qui au fil des découvertes, des images et des mots se reconstitue sous nos yeux comme il le fait pour Agnès au rythme des souvenirs qui ressurgissent et des événements, nous suivons le parcours de cette femme plus solide qu’il n’y paraît capable de lutter pour rester elle-même. Agnès est un beau personnage, une femme droite, émouvante qui aurait peut-être plus de ressemblance qu’elle ne le pense avec cette mère aussi aimée que redoutée, bel exemple d’instinct vital et de combativité. Le plus grand ennemi d’Agnès est ce doute, ce sentiment de culpabilité qu’elle se traîne à propos de cette scène fondatrice où elle aurait encore enfant provoqué sans le vouloir par sa brutalité le départ de son père puis de cette lettre brutale ayant possiblement contribué au suicide de son ami d’enfance. Pendant vingt ans cela la rongera de l’intérieur. Seul son métier, l’amour des mots, des rencontres et de l’art lui serviront d’exutoire, de béquille, de pansement. Tout se mêle ici, tout fait écho.

Mais Agnès n’est pas hors sol et derrière son personnage c’est aussi de la vie, de notre société, de l’enfance, de l’amour, du couple, de l’homosexualité et de l’univers de la peinture à travers son père et Antoine, que l’autrice nous parle. C’est avec une extrême pudeur et une grande finesse dans son analyse psychologique qu’Hélène Veyssier nous livre lentement et à demi-mots ce personnage angoissé toujours soucieux de, malgré tout, positiver. Cela nous permet de l’accompagner intimement dans son cheminement pavé d’espoirs, de joies, de regrets et de souffrance et d’en comprendre les blocages comme l’évolution. C’est à travers son regard qu’elle nous donne à voir une société où le bonheur souvent se cache ou se dérobe sans pour autant faire de l’existence un enfer. Si Agnès est « douce », l’autrice, elle, maîtresse des silences autant que du verbe, se montre également dans Pleine lumière tout en nuances et en retenue.

La référence au tableau d’Edward Hopper qui, dans une version légèrement modifiée, illustre la couverture, accroché dans le cabinet du médecin puis retrouvé plus tard exposé au Grand-Palais de Paris, est une allégorie parfaite pour incarner visuellement le passage d’Agnès de l’univers des ombres et des fantômes à celui du soleil et de la lumière. « La femme dans la lumière a l’air si sereine » dit un visiteur à Agnès devant la toile, « Oui c’est vrai, vous avez raison » répond en souriant celle qui s’est enfin réconciliée avec elle-même.

Pleine lumière est un livre sensible et délicieusement troublant dont le style musical et rythmé s’harmonise comme par magie aux battements de cœur de la femme de papier et de chair qu’Hélène Veyssier a imaginée pour nous. Un livre plein d’émotions et de vibrations positives qui fait du bien.     

Dominique Baillon-Lalande 
(12/11/22)    



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Lectures







Hélène VEYSSIER, Pleine lumière
Sinope Éditions

(Août 2022)
140 pages - 10 €













Hélène Veyssier
a enseigné les langues étrangères appliquées à l’université Paris Diderot. Pleine lumière est
son troisième roman.



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ses précédents romans :

Jardin d’été

Comme une ombre portée