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Yves REVERT

La fugitive de l’autre côté du pont de fil



Ce roman est divisé en six parties aux titres plus ou moins fantaisistes (La maison est en carton, les escaliers sont en papier ; Regarder les garçons dans leurs slips de couleur ; Les lunettes d’écaille ; Le chignon de Simone Veil ; C’est cela qui a changé ; Le rêve est raisonnable) renvoyant chacune à une période de quatre à six ans de la vie d’une narratrice dont on ne saura jamais le prénom déclinée à rebours de 2006 à 1971.

Fille d’une femme de ménage et d’un réfugié basque porteur de bagages dans une gare et se disant cheminot, la soixantenaire a rompu avec le milieu populaire dont elle est issue grâce à des études de secrétariat et à son obstination en faisant carrière comme attachée de direction dans le secteur des assurances. C’est une femme froide, dure, rigide et rongée d’angoisse qui par esprit de revanche s’est fixé très jeune comme but de réussir socialement et d’être considérée comme respectable par tous. C’est alors qu’il fait son service militaire comme mécanicien sur une base aéronautique qu’elle rencontre Bernard. Cet homme au rire facile, aimant la vie, calme, respectueux et fuyant les conflits, faisant carrière dans l’industrie des plats cuisinés comme vendeur puis responsable régional des ventes lui donnera un garçon nommé par sa femme « le fils », ce qui est assez significatif de la proximité affective liant la mère et l’enfant. Conséquemment ce fils qui a épousé une Américaine rencontrée lors de ses études en France avant de la suivre aux États-Unis où elle lui donnera un fils, n’aura plus comme relation avec sa mère que de brèves conversations convenues par l’intermédiaire de son écran. « Je n’ai jamais été une vraie mère au fond (…) je n’ai pas été une amante non plus (…) mais j’ai été une femme qui avait son bureau à elle et ne portait pas de blouse », « une femme qui ne s’abîme pas les mains. Et qui cesse d’avoir peur (…) On croit toujours qu’il est difficile de se dissimuler alors qu’en réalité, les autres (…) n’ont pas envie de s’embarrasser avec qui vous êtes vraiment. »
La narratrice est par contre très proche de Solange, cette grande sœur qui dans l’enfance savait calmer ses angoisses nocturnes, ayant de son côté deux garçons, Jean-Philippe qui sera le premier de la famille à fréquenter l’université et Guillaume, homosexuel, socialiste et journaliste, et accessoirement un mari que la narratrice juge très sévèrement. Solange avait été précédée par une aînée décédée en 1942, un mois avant la naissance de la petite. Leur mère, femme de nature peu affectueuse, survivra à son époux jusqu’en 1993. Chantal (souvent nommée « la cousine aux paupières peintes ») heureuse en ménage avec un photographe trotskyste et une vieille tante basque qui les amuse tous par les déformations qu’elle fait subir à la langue française les rejoignent à chacune de ces fêtes calendaires ou familiales qui marquent le temps et soudent le clan.

Une difficulté croissante à s’accepter mère, les lunettes d'écaille d'un officier allemand, des voisins juifs qu'on veut croire enfuis à Copacabana, un acte monstrueux dont elle aurait pu être l’autrice entouré d’un tel silence qu’elle doute parfois de sa réalité, une incapacité d’adaptation au réel et d’échange avec les autres, un dégoût profond de son corps et des hommes, un déclassement professionnel en fin de carrière, une fusion et le déménagement de son entreprise, entretiennent et avivent tour à tour l’angoisse de l’héroïne qui sous nos yeux se déconstruit peu à peu. Pour elle, « Le monde était fait pour la peine et l’intranquillité ». Quand le petit bout de tissu que frottent ses doigts cachés dans sa poche et les séances chez le psy ne suffisent plus, seules les cures de sommeil parviennent un temps à neutraliser les ombres qui la cernent. « Au tournant de ces années-là, la maladie m’a rattrapée (…) maintenant que dix années se sont écoulées je pense pouvoir dire que la maladie a toujours été là mais elle était en veille. Elle guettait le moment propice. »

             À travers cette enquête quasi policière à la chronologie inversée permettant à la narratrice de fouiller son passé pour « tout revoir de (...sa) vie avec les yeux d’une autre », le lecteur,en marche arrière et de façon incomplète et fractionnée, va découvrir cette femme en souffrance au fil de son évolution, année après année, sur plusieurs décennies. Chaque détail même le plus anodin a ici son importance. Les plus intimes (les poils du fils, une remarque d’une collègue, son malaise devant l’homosexualité de son neveu, les touristes alignés sur la plage qu’elle voit comme des cadavres sur un champ de bataille, les cheveux dénoués de Simone Veil, le voyage en Grèce où les long trajets sur l’autoroute la grisent plus que les sites visités…) nous la révèlent comme femme tout en permettant à cette introspection sauvage d’esquisser peu à peu la relation pathologique qu’elle entretient avec le réel et ce qui l’entoure. Mais d’autres (marque des voitures, programme TV et nom des animateurs, chansons à la mode, lotissements construits en périphérie, apparition des hypermarchés, élections présidentielles...) viennent au contraire décrire la réalité historique, sociologique, politique ou technologique de la deuxième partie du XXème siècle en France et permettent de dater et contextualiser le récit. Si la période des « Trente glorieuses » se distingue par l’envie d’oublier la guerre en se tournant vers un avenir plein d’espoirs, une forte croissance économique et un développement de la consommation améliorant notablement le confort domestique, donnant accès à la télévision et l’acquisition d’une voiture pour faciliter les déplacements individuels, elle a aussi favorisé l’ascension sociale et permis le développement d’une classe moyenne qui se distingue par l’acquisition d’un petit pavillon individuel avec jardin. La narratrice et son époux, comme le couple de sa sœur sont ainsi propriétaires de leur propre logement. Transfuge social et culturel, la secrétaire de direction qui n’a eu de cesse de fuir son milieu (« je me fais l'effet d'une fugitive qu'on démasque ») est ainsi passée sur l’autre rive par le « pont de fil » du titre qui évoque toute la fragilité de ce passage d’un monde à l’autre. Née pendant la guerre, l’âge lui a aussi enseigné que « Notre époque à chacun de nous ne se limite pas au monde tel qu’il est à l’instant où nous naissons, c’est aussi celui qui l’a immédiatement précédé ». Les brèves mentions à Franco, Ceausescu ou Simone Veil, Yannick Noah ou des gagnants du Tour de France et autres qui jalonnent ce roman non seulement complètent la datation des scènes mais ancrent celui-ci dans la réalité et l’actualité du moment.

Le monde du travail et la réalité de l’emploi s’invitent ainsi dans le récit à plusieurs reprises pour en dénoncer les évolutions et les dérives. La robotisation, la dictature de la consommation, le virage assumé de la mondialisation et la financiarisation du capitalisme marqué par une gestion à court-terme apte à générer un profit maximum en un minimum de temps en considérant le personnel comme variable d’ajustement, ont transformé la gestion des ressources humaines, fragmenté et dérégulé le travail. Le temps où un salarié faisait toute sa carrière dans la même entreprise n’est plus, les restructurations, fermetures et rachats s’enchaînent, et le travailleur n’est plus qu’un pion remplaçable, déplaçable et jetable soumis à la fluctuation du marché et de la bourse. Si dans une évocation naïve et poétique l’attachée de direction montre une certaine nostalgie pour l’environnement sonore qui animait les bureaux à ses débuts – « C’était autrefois la mitraille des machines à écrire, une frappe hachée, tantôt staccato tantôt qui crépitait par spasmes. Parfois la frappe s’emballait, quelque chose de furieux, des claquettes en rafale. Aujourd’hui, le seul bruit (…) est le battement des portes, celui des pièces de monnaie qu’aspire en chuintant la machine à café et les voix qui chuchotent » –, Chantal dans un service similaire en dénonce la pression imposée par le seul rendement au détriment de la qualité du service. Usée par un travail désormais vide de sens, elle a démissionné pour monter une petite entreprise photo avec son mari malgré le risque financier et l’instabilité que ce choix représente. C’est aussi de pression qu’use la société d’assurance qui emploie la narratrice, alors âgée de cinquante-sept ans, quand le patron qui veut la pousser à partir suite à un projet de restructuration et de déménagement la positionne à l’accueil et au standard. Si elle assume ce déclassement sans broncher pour ne pas prêter le flanc au licenciement pour faute que le directeur guette avec tant d’impatience, celle qui a bâti toute sa vie sur son travail a du mal à refouler la honte et le sentiment d’injustice qui contribuent à fragiliser son équilibre psychologique déjà précaire. Bernard, lui, après trente-trois ans de maison dont une bonne part comme cadre, se voit remercié à cinquante-cinq ans lors de la fusion de son entreprise avec une autre. Il fait heureusement partie de ceux à qui l’âge et l’ancienneté donneront droit à une prime de départ suffisante pour survivre chichement jusqu’à l’âge de la retraite. Les jeunes recrutés en CDI depuis moins longtemps seront renvoyés sur le marché du travail. À travers ce sujet, comme ceux de l’homophobie et du racisme brièvement évoqués de façon dispersée, Yves Revert nous renvoie aussi à des thèmes sociétaux qui entrent en parfaite résonance avec notre présent.

Ce roman très dense est servi par une construction originale et chaque séquence, chaque détail, chaque référence, concourent avec efficacité à développer le singulier retour vers le passé qu’à travers son héroïne Yves Revert entreprend et à travers elle à esquisser le destin d'une génération qui a cru toucher au bonheur. La langue ciselée et imagée employée par l’auteur lui permet de disséquer magistralement les émotions de celle qui fuyant son milieu social et la réalité n’a jamais profité du présent, de baliser le terrain dans lequel il l’inscrit mais aussi de mettre à nu les racines de son mal-être, dans un climat étrangement instable et parfois même inquiétant qui nous positionne en correspondance avec elle. « Nos histoires, c’est comme une nourriture que nous mâchons et remâchons depuis des années, dont les morceaux nous encombrent la bouche. Ils sont trop gros, ça ne passe pas. Nous avons beau mastiquer et mastiquer encore, les faire passer d’une joue à l’autre, nous ne parvenons pas à déglutir pour les faire disparaître. »  

De cette combinaison entre le journal intime et le tableau de la classe moyenne de la société française sur une cinquantaine d’années, naît un puzzle dont ni l’arrière-plan sociologique ni le portrait de la femme ne sont complets. Ces pièces manquantes, occultations conscientes ou inconscientes de la mémoire, matérialiseraient-elles des éléments refoulés par la narratrice ou, conçus à l’image de la personnalité complexe, secrète et parfois confuse de cette fugitive qui croyant avoir gagné cette respectabilité si âprement désirée se retrouve avec le recul confrontée à l’irréalité de cette réussite qui pourrait n’en avoir que l’apparence, ces vides qui incarnent l’impossibilité finale de la malade à organiser son désordre mental ne nous disent-ils pas en creux l’incapacité de la société elle-même à prendre en compte les siens et à leur offrir autre chose qu’un leurre ? « Les questions se rattachent toutes entre elles, visqueuses et parcourues de tressaillements, se contorsionnant sur elles-mêmes. » En n’effaçant pas les zones d’ombre et de chaos qui laissent finalement entier le mystère, le roman pourrait bien nous renvoyer, au-delà de l’histoire singulière de son personnage, à nos propres difficultés à trouver à la fois une place dans la société et un sens à notre vie. Un livre complexe, fort et troublant porté par une belle écriture.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/04/23)    



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Yves REVERT, La fugitive de l’autre côté du pont de fil
Le Rouergue

(Janvier 2023)
224 pages - 21 €

Version numérique
15,99 €









Yves Revert,
né en 1964, est journaliste. La fugitive de l’autre côté du pont de fil est son troisième roman.





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