Janine Teisson retrace son parcours de vie avec émotion, franchise, humour et une plume toujours aussi percutante. Les images littéraires sont justes et très fortes. Son enfance a été compliquée car sa mère ne s’occupait guère de ses enfants. Les injures envers eux étaient fréquentes à la maison ce qui a brisé leur confiance dans le verbe aimer d’autant plus que l’attitude des parents étaient contradictoire et imprévisible passant des injures à une attitude moins agressive.
« Comme beaucoup d'enfants dans les années cinquante, elle est traitée, avec ses frères et sœur, comme un lapin. Leur clapier est tenu propre, la litière est changée une fois par semaine. Ils ne manquent ni d'eau ni d'herbe fraîche, et parfois ils ont droit à une demi carotte. La mère veille, de loin, à ce qu'ils aient l'œil vif, les crottes bien rondes et le poil luisant, qu'ils n'aient ni trop chaud ni trop froid et que leur poids augmente régulièrement.
Leur éducation tient en trois consignes : obéis, tais-toi, et, surtout pour les filles, fais plaisir aux autres. »

Janine Teisson s’est toujours sentie différente. Elle n’était pas sûre d’appartenir au genre humain. Après avoir uriné sur elle à l’école quand elle a été interrogée au tableau, elle a refusé d’y retourner mais le médecin constatant qu’elle n’était pas malade a considéré qu’elle était « une emmerdeuse. »
« Pourtant elle s'acharne à se montrer normale. Mais son esprit, trop biscornu, la trahit au moment même où elle croyait jouer parfaitement son rôle. Comme le loup déguisé en grand-mère. Toujours une oreille poilue qui sort du bonnet ! Comment se cacher toujours ? Cela dépasse ses forces. Parfois elle ne se retient plus. Tant pis, elle accepte d'être emmerdeuse de la tête aux pieds, dedans comme dehors. Elle pleure, elle crie, elle parle toute seule. Elle les emmerde ! »

D’année en année, nous vivons aux côtés de Janine Teisson, avec ses doutes, son fonctionnement complexe et nous suivons les péripéties de sa vie et l’analyse qu’elle peut en faire. Elle ne sait pas dire non, veut faire plaisir à tout le monde. Mais comment se trouver soi-même quand on ne décide de rien ? Elle suit ses parents au Maroc quand elle est enfant puis son mari en Côte d’Ivoire, en Martinique… Ils auront une fille et un garçon.

Elle découvre le plaisir d’écrire, elle se sent « couturière des mots » héritière de sa grand-mère. Elle est publiée et reçoit des prix littéraires. Elle en est heureuse mais ne se sent jamais légitime. Toute sa vie, elle jongle et court après le temps pour concilier, vie de famille, écriture, activités et travail. À différents moments, elle constituera un groupe de clowns car elle aime rire, elle enseignera et animera des ateliers d’écriture et l’écriture l’accompagne toujours.

Arrivera-t-elle à avoir "sa chambre à soi" et à s’assumer telle qu’elle est ? Elle culpabilise beaucoup et pense qu’elle a une empathie pathologique.

 En alternance avec le récit personnel, les évènements du monde sont évoqués à la fin des chapitres en italique ce qui situe le récit en écho avec des dates précises.
« 17 octobre : la police française réprime violemment une manifestation d'Algériens à Paris. Nombre officiel de morts : plusieurs dizaines. Selon d'autres sources : plusieurs centaines.
Dans la famille on n'entend parler de rien. »

C’est un texte passionnant et très attachant qui nous tient en haleine grâce à une construction très pertinente et une langue virevoltante.

Brigitte Aubonnet 
(30/05/23)