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Hubert HADDAD
Théorie de la vilaine petite fille
Les trois derniers romans de Hubert Haddad nous emmenaient dans l'Orient contemporain
: proche (Palestine), moyen (Opium Poppy) ou extrême (Le
Peintre d'éventail). Avec Théorie de la vilaine petite
fille nous voilà transportés dans l'Amérique de la
deuxième moitié du XIXe siècle. Le 31 mars 1848 Kate Fox
entend des bruits dans sa maison. Elle a onze ans, partage sa chambre avec sa
sur Maggie qui en a quinze. Et si ces bruits, ces cognements, étaient
produits par un esprit ? Et si on leur parlait depuis l'au-delà ? Kate
et Maggie mettent au point un code pour communiquer avec "l'esprit",
qui révèle s'appeler Charles Haynes, avoir été assassiné
dans la maison et enterré dans la cave. Le spiritisme est né.
Ou plutôt le spiritualisme, car c'est ainsi que l'on nomme la communication
avec les esprits dans le Nouveau Monde.
La nouvelle se répand : il y a, dans la ville d'Hydesville, deux jeunes
filles qui parlent avec les morts. Leur sur Leah (de vingt ans et plus
leur aînée) va prendre les choses en main. Kate et Maggie Fox quittent
Hydesville pour Rochester, puis pour New-York. De filles de fermier sans brillantes
perspectives, elles deviennent des "stars". Elles se produisent, sur
scène ou dans leur bel appartement, se soumettent aux vérifications
scientifiques, fréquentent la société la plus haute du
temps. Elles sont les premières "médiums".
L'histoire est vraie. L'engouement pour les pratiques spirites a bien pour origine
le désoeuvrement, et sans doute l'hystérie, de deux petites jeunes
filles au fin fond d'une ferme de l'état de New-York. Les quakers, les
adventistes du septième jour, les mormons, et d'autres encore adhèrent
sans condition à ces pratiques nouvelles. "La nouvelle doctrine
qui n'était pas encore une religion, bien plutôt un credo mêlant
dévotion et aspiration à la scientificité, se répandit
à la vitesse d'un incendie de brousse" (p.213). C'est que les surs
Fox ont mis à bas une barrière infranchissable : il n'est pas
besoin d'être chaman, ou initié, pour communiquer avec les morts.
Théorie de la vilaine petite fille est aussi un roman historique.
On y croise les figures du temps : John Humprey Noyes, le fondateur de la communauté
d'Oneida ; Frederick Douglass l'ancien esclave et Victoria Woodhull la première
femme candidate à la présidence des États-Unis ; l'écrivain
Emerson ou encore l'explorateur Elisha Kane (qui épousera Maggie). On
assiste à la bataille de Gettysburg, on voit la ville de New-York se
transformer, de ponts nouveaux en immeubles de plus en plus hauts. Puis, lorsque
Kate va s'installer en Angleterre, on quitte le Nouveau Monde pour l'Ancien,
on découvre les quartiers pauvres de Londres à l'ère de
Victoria et de la révolution industrielle.
Mais Théorie de la vilaine petite fille n'est pas qu'un roman
historique. Avec Kate Fox, Hubert Haddad dessine un personnage qui épouse
les contours de son uvre : le somnambulisme, l'effroi presque avéré
que nous vivons une sorte de cauchemar dont les rêves sont la révélation,
la certitude que les barrières entre la vie et la mort ne sont pas si
étanches qu'on veut bien nous le faire croire. Kate Fox n'est jamais,
dans le roman, "soupçonnable" de tricher. Maggie, oui, elle
l'avoue sans fard, dans son journal (1) puis sur la scène, lorsque, oubliée
de tous et alcoolique, elle n'a d'autre solution que de monnayer ses aveux (2).
Mais Kate, Hubert Haddad la dépeint comme un être hors des contingences.
Elle semble en perpétuel ébahissement : devant les transformations
de son corps de jeune fille, les émois et jouissances de son corps de
femme mariée, les milieux sociaux qu'elle traverse. Maggie écrit
dans son journal : "La plupart des gens vivent dans une maison hantée
sans s'en rendre compte. [
] Ce qui déplaisait chez nous, c'est
que l'esprit avait rompu la glace. À cause de Kate, je crois, à
cause de sa manière d'aller en somnambule d'un monde à l'autre"
(p.120). Kate Fox, sous la plume d'Hubert Haddad, traverse la vie, les mondes
et les ombres, sous le signe de la neige, qui voile les contours de la réalité
brute. Elle semble perpétuellement "perdue dans un profond sommeil".
Le dernier chapitre avant l'épilogue se clôt sur
un aveu de l'auteur : "Ainsi s'acheva aussi précisément
que l'autorise la concentration médiumnique en activité dans ces
pages l'aventure édifiante et pathétique des surs
Fox". La concentration médiumnique de l'auteur aux prises avec ses
personnages hors normes, pourtant sortis tout droit de l'Histoire.
Théorie de la vilaine petite fille permet aussi la réflexion
sur la place des femmes dans la société corsetée du Nouveau
Monde du XIXe siècle. Se révéler médiums, pour les
surs Fox, c'est aussi prendre la parole, et être écoutées
en tant que femmes. Le personnage de Pearl, fille de pasteur et "institutrice" de Kate et Maggie à Hydesville dans leur jeunesse, se délivre
elle aussi du carcan paternel et d'une vie apparemment toute tracée,
mais d'une autre manière. Le franchissement de la barrière de
la mort par la communication médiumnique est mis en parallèle,
de façon ténue, avec l'émancipation des Noirs et l'émergence
du premier féminisme.
NB : le titre du roman est la traduction de l'expression "naughty little
girl theory". On laisse ici le lecteur libre d'aller chercher sa signification.
*
Notes
(1) « Ça ne me dérange pas du tout de tricher un peu
quand personne ne répond. »
(2) « Le spiritualisme est d'un bout à l'autre une supercherie.
C'est la plus vaste imposture de notre siècle. »
*
Extrait :
[Benjamin Coleman présente Kate Fox aux spirites londoniens :]
« Dois-je vous rappeler que nous autres, adeptes du spiritisme, devons
presque tout à cette belle personne qui nous vient de New-York et qui,
pour la première fois, voici plus de vingt ans, alors qu'elle n'était
encore qu'une petite fille, entra en communication avec l'outre-monde, si l'on
excepte bien sûr la sibylle de Cumes ou Jésus dialoguant avec Élie
et Moïse
À notre cause sont désormais acquis les plus
éminents savants comme l'astronome Camille Flammarion qui déclara
haut et fort aux obsèques d'Allan Kardec : "Le spiritisme est une
science, pas une religion", ou notre ami le chimiste William Crookes, membre
de l'Académie royale. Je fais miens ce soir ces mots du découvreur
du thallium : "Les spiritualistes confirmés ont envers cette dame
une immense dette pour les joyeuses nouvelles dont elle fut en bonne part le
héraut choisi par la providence
"
Ovationnée, Kate sentit une rougeur monter à ses joues, mais on
n'exigea par chance ni réponse circonstanciée ni séance
d'apparition. »
Christine Bini
(03/01/14)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/
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Sommaire
Lectures
Editions Zulma
(Janvier 2014)
400 pages - 20 €
Folio
(juin 2016)
384 pages - 7,70 €
Hubert Haddad,
né à Tunis en 1947, est l'auteur de plusieurs dizaines d'ouvrages dans tous les genres : poèmes, nouvelles, récits, romans, essais, théâtre, jeunesse...
Bio-bibliographie
sur le site de l'éditeur :
www.zulma.fr
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du même auteur :
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Géométrie d'un rêve
Vent printanier
Opium Poppy
Le peintre d'éventail
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