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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Printemps 2022

Carnet : la certitude de la foi
On a longtemps cru qu’il suffisait d’écrire de beaux vers pour être poète. Autant dire qu’il suffit de bien chanter et dire la messe pour être un saint d’église. La foi n’est pas une croyance, mais une certitude. On vit plus facilement dans la croyance que dans la certitude, qui laisse nu ; tandis que toute croyance habille. Sacré : résine de toutes choses.
(Georges Perros, « Papiers collés », 1960, Œuvres, Quarto Gallimard, 2017)

Cataracte
La cataracte, utile ! On ne voit pas la mort venir ! Dimanche 20 décembre 1998.
(Jules Mougin, « 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel », Travers 53, Philippe Marchal éditeur, 1999)

La foi et l’escalade
Seigneur lorrain [de Domjulien et Beaupré] et capitaine du roi, Antoine de Ville (vers 1450-1523) effectua l’ascension du mont Aiguille dans le Vercors le 26 juin 1492, signant ainsi l’acte de naissance de l’alpinisme. Un notaire l’accompagna ainsi que les « Echelleurs du Roy » : c’étaient les bâtisseurs de cathédrales, adeptes des premiers travaux acrobatiques.

Dans le fracas de la foudre…
La poésie de Julien Blaine (Rognac, 1942) est belle et nerveuse comme un télégramme. J’aime quand il la déclame de sa voix d’ouragan. Il reste un des rares à avoir compris que la poésie équivaut à l’excès, la démesure, l’interdit. Elle s’instaure tantôt dans le murmure des sources, tantôt dans le fracas de la foudre. C’est une parole brûlante, plus que le feu qui fond l’acier.

Les secrets de la lumière
Antoine Sartorio (Menton, 1885-Jouques, 1988) avouait sa dette aux œuvres de l’Antiquité. Le sculpteur aimait dire qu’« une belle façade est une politesse faite aux passants ». Il débusquait les mille et un secrets de la lumière dans la nature et les vieilles pierres. « Je vis au Moyen Âge, écrivait-il, avec la pierre pour compagne, la lumière pour décor, avec le temps et les siècles pour amis. »
(Mercredi 19 janvier 2022)



Billet d’humeur

Un maître chanteur

L’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) s’amusait de ce que, dans toutes les langues de la planète, son oiseau favori, le rossignol, était pourvu de noms mélodieux (nightingale, nachtigall, usignolo), comme si les hommes avaient voulu que ces noms fussent dignes du chant qui avait suscité leur admiration. Le mot date du XIIe siècle et dérive de l’ancien provençal rossinhol (du latin populaire lusciniolus), vraisemblablement en raison de l’importance du volatile dans la poésie, de langue d’oc, des troubadours. Le chant nocturne du rossignol est célébré sur tous les méridiens. On a coutume de dire que l’hirondelle fait le printemps et le rossignol la beauté de la nuit. Cette nuit-là est associée à l’amour mais aussi aux… trafics louches. En effet, dans l’argot de la police, un rossignol, c’est un maître chanteur (jeu de mots entre le maître du chant chez les oiseaux et le malfaiteur qui extorque des fonds). Passionné d’ornithologie et d’étymologie, Pierre Cabard nous rappelle qu’il faut entendre dans les cris grinçants qui entrecoupent son chant l’origine de l’emploi du mot dans le sens de crochet pour forcer les serrures (qui grincent sous l’intrusion). « Chez les commerçants, un rossignol, c’est aussi un article que l’on n’arrive pas à vendre, ajoute le professeur de biologie tourangeau, et que l’on relègue sur la plus haute étagère de la boutique (peut-être une allusion à un oiseau - autre que le rossignol - qui chante en haut des arbres et nargue l’observateur). » Le nom du passereau est aussi référencé dans le dictionnaire de la marine : c’est le sifflet des maîtres d’équipage. À l’avènement du printemps, le 21 mars, la Cité de la musique à Paris célèbre par une Nuit du rossignol tous les oiseaux chanteurs qui ont inspiré les compositeurs, de Couperin à Dvorak. Ce jour-là, Jean Boucault et Johnny Rasse font un tabac avec leurs imitations du chant de pratiquement tous les oiseaux : le clou reste l’intermède où ils interprètent les trilles du rossignol. « L’oiseau est gris et moche, remarque Johnny, alors que le chant est sa seule arme pour séduire. Or, plus le rossignol vieillit, plus son chant se développe vers des improvisations d’exception, hors normes. » « Et s’il est autant célébré aujourd’hui, complète son partenaire Jean, c’est qu’avant 1850 on l’entendait partout et tout le temps. C’était avant l’avènement du moteur à explosion. » Pendant le concert, à la Villette, les auditeurs ferment les yeux à l’écoute des gazouillis des deux siffleurs ; ils les rouvrent soudainement aux premiers froissements d’ailes afin de vérifier que les deux lascars ne se sont pas envolés !



Lecture critique

Gilles Paris, ethnologue des passions

Univers du demi-mot, de l’esquisse, de l’allusion, la nouvelle précède quelquefois le roman chez Gilles Paris (Suresnes, 1959) qui s’intéresse à la destinée d’êtres meurtris, isolés, maltraités ou condamnés. Couples désunis, adolescents déboussolés, enfants sacrifiés, femmes amoureuses, hommes pervers, les personnages qu’il raconte dans les dix-neuf nouvelles du recueil intitulé « La lumière est à moi » sont analysés jusqu’au tréfonds de la conscience. Il en dissèque les actes et les motivations jusqu’au plus intime, au plus secret de l’âme. Les scènes et les circonstances, les contextes qui sous-tendent les événements, les lieux et les décors où se nouent les intrigues sont décrits avec brio et lucidité. L’enfance reste le sujet où la prose subtile et délicate de cet ethnologue des passions trouve sa plus juste expression. Je ne résiste pas au plaisir d’en livrer le présent florilège : « Nous allions par deux, inséparables le temps d’un été. Je n’imaginais pas grandir. L’adolescence est un âge difficile. On ne sait jamais exactement à quel moment précis on devient adulte. » (Les pins parasols). « Quand on est adolescent, on a hâte d’être plus grand, de se débarrasser de ce corps ingrat qui n’en finit pas de muer, de ce mal de peau qu’on aimerait arracher pour accélérer le temps. » (Eytan). « Le soir, j’aime bien m’asseoir sur la terrasse et fixer le volcan. Si j’avais une baguette magique, je le réveillerais, et toute sa lave ferait disparaître notre île et moi avec. » (Les pétales jaunes de Panarea). « Punta del Este s’est refermé comme un mouchoir dans la main d’un magicien. Envolées les odeurs de "parrilla", les "alfajores", ces petits biscuits fourrés au "dulce de leche", l’église du Saint-Sacrement où nous n’allions que pour son entrée aux murs ceints de briques orange et son assemblage désordonné de pierres plates qui nous apparaissait comme les portes du paradis : nous ne connaissions que celles de l’enfer. Ce monde merveilleux a volé en éclats, emportant au loin mon enfance. » (Le fleuve des oiseaux peints). Les lieux où se trament ces histoires sont parfois nommément désignés : l’île sicilienne de Stromboli pour « Eytan », un rivage méditerranéen pour « Les pins parasols », l’île Maurice dans l’océan Indien pour « Julian », la vallée de Salt Lake en Utah pour « Sur le toit du monde » et Colonia del Sacramento, localité uruguayenne, pour « Le fleuve des oiseaux peints ». Ces nouvelles composent une édifiante investigation au pays des contrastes humains. Vif de ton et allègre de rythme, il dispense un dépaysement aussi savoureux que riche d’enseignement.

Gilles Paris © Photo X, droits réservés

  • La lumière est à moi et autres nouvelles, par Gilles Paris, éditions Gallimard, collection haute enfance, 208 pages, 2018.

 

Portrait

Patti Smith, poétesse et rock star

Chez Patti Smith (Chicago, 30 décembre 1946), l’ambition littéraire est précoce quand bien même elle n’ait publié en 1972 qu’un premier recueil de poèmes, « Seventh Heaven ». L’écriture prévaut cependant sur la musique et la chanson, la photographie et le dessin. C’est l’avis de Pierre Lemarchand (Rouen, 1974) qui livre un portrait fouillé et sensible dans « Patti Smith & Arthur Rimbaud - Une constellation intime ». « La soif de découvrir se double d’une soif de s’exprimer, commente l’écrivain et critique, aussi Patricia commence-t-elle à écrire, dès l’âge de sept ans. Les pages noircies recueillent les poèmes reflétant ses états d’âme ou des histoires qu’elle invente pour ses frères et sœurs. » Elle a dix-sept ans lorsqu’elle est pleinement conquise par le rock’n’roll en regardant chez ses parents, dans le New Jersey, une émission de télévision où les Rolling Stones interprètent « Time Is On My Side » : « Ils m’ont enflammée à leur torche, témoigne-t-elle. J’étais gelée, rougissante. Ce n’était pas la musique d’un petit garçon à sa maman. C’était alchimique. Je ne comprenais pas la recette, mais j’étais prête. » Elle rêve bientôt d’« insuffler dans le mot écrit l’immédiateté et l’attaque frontale du rock’n’roll ». Très tôt, la poétesse et rock star reconnaît avoir été fascinée par la culture française, et surtout la littérature. Antonin Artaud, Charles Baudelaire, Louis-Ferdinand Céline, René Daumal, Jean Genet, Gérard de Nerval, Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Raymond Roussel et Paul Verlaine occupent les premières places dans son panthéon, au même titre que William Blake, Mikhaïl Boulgakov, William Burroughs, Jim Carroll, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Sam Shepard, Robert Louis Stevenson, Walt Whitman, Oscar Wilde et William Butler Yeats.

Rompre avec la fausse modernité
Lorsqu’elle débarque à New York en 1967 pour travailler dans une manufacture de jouets (puis dans une librairie), elle fait la connaissance du photographe Robert Mapplethorpe (1946-1989) et emménage avec lui au Chelsea Hotel. « C’est là, indique P. Lemarchand, qu’elle commence d’écrire une poésie profondément empreinte du vocabulaire, de l’énergie et du rythme du rock’n’roll. » Elle fréquente les lieux branchés du New York de l’époque, dont le Max’s Kansas City et la Factory d’Andy Warhol. Elle se produit déjà en lisant ses textes avec une singularité et une vigueur qui épatent le public. Le guitariste Lenny Kaye (New York, 1946) la rejoint bientôt sur scène où elle interprète ses propres chansons, avant de former le Patti Smith Group qui assurera le succès de l’album « Horses » (1975) qui a suivi son tout premier disque (« Hey Joe », 1974). Sans conteste, ses chansons et les concerts qu’elle donne marquent durablement la scène rock des années 1970-1980 où elle se révèle une performeuse hors normes.
En poésie comme en musique, elle entend rompre avec le vieil académisme, la fausse modernité. « Cette injonction à balancer, par-dessus bord, les vieilles règles, le vieux monde tout entier, estime son biographe rouennais, Patti Smith s’en rappellera dans ses poèmes puis dans ses chansons, dans lesquelles elle s’adonne, en éclaireuse du mouvement punk, à un dynamitage de la forme classique couplet-refrain et à une célébration de l’urgence, dût-elle bousculer les vieilles inharmonies. »

Fraternellement liée à Rimbaud
Il était inévitable qu’en reliant les poètes français des XIXe et XXe siècles aux écrivains de la Beat Generation, Patti Smith attirât vers elle les derniers outsiders de la littérature américaine. « Fille des beats, considère la journaliste Anne Yven, elle prolonge l’art de Kerouac, qui s’inscrivait lui-même dans la lignée des "renégats de la culture savante, Céline, Rimbaud et Yeats". » Mais c’est sans doute avec le poète de Charleville qu’elle est le plus fraternellement liée. En 1963, à l’étal d’une librairie proche de la gare de Philadelphie, elle dévore le portrait juvénile du poète en couverture des « Illuminations ». La révélation est soudaine, spontanée ; elle vire à l’obsession. Patti Smith veut tout connaître du personnage révéré, de son œuvre poétique comme de sa courte existence, de ses lieux de vie, de repos et de création, à Paris, à Grenoble, à Strasbourg, et à Marseille (où il est mort à 37 ans le 10 novembre 1891). Plusieurs fois, elle investit le berceau rimbaldien des Ardennes, visite la ferme maternelle de Roche-et-Méry, revient à Paris célébrer sur scène les dates anniversaires du poète. Au musée Rimbaud, elle retrouve la malle, l’écharpe rouge, les couverts ou encore l’atlas familial d’Arthur. Et en février 2017, elle se porte acquéreuse de la ferme de Roche quasiment en ruines dans le grenier de laquelle Arthur Rimbaud écrivit « Une saison en enfer » en 1873, le poignet bandé consécutivement au coup de revolver tiré par Verlaine. À 75 ans, l’icône aux nattes grises et à la vêture inchangée (du noir sur du blanc) n’a rien perdu de son dynamisme ni de sa véhémence. Mais elle a gardé plus fraîche que jamais la source de ses premiers émois. Avec cependant une passion nouvelle… le goût des séries policières qu’elle regarde lors des nuits d’après concert dans les langues des différents pays traversés. La star va jusqu’à s’identifier aux enquêteurs : leur façon de tout noter dans des carnets, de confronter leurs impressions pour trouver le fil qui conduira à la résolution de l’enquête lui fait penser au travail des poètes…

  • Patti Smith & Arthur Rimbaud - Une constellation intime, par Pierre Lemarchand, éditions Le mot et le reste, 204 pages, 2021 ;
  • Just Kids, par Patti Smith, traduit de l’américain par Héloïse Esquié, Folio Gallimard n° 5438, 416 pages, 2013 ;
  • Glaneurs de rêves, par Patti Smith, traduit de l’américain par Héloïse Esquié, Folio Gallimard n° 6124, 112 pages, 2016 ;

 

Varia : Polynésiens et Amérindiens cohabitaient sur l’île de Pâques ?

On s’attendrait à ce qu’une petite population vivant sur une île minuscule et complètement isolée présente des caractéristiques ostéologiques assez homogènes après plusieurs siècles de cohabitation. Or, tel n’est absolument pas le cas à l’île de Pâques, considérée comme une île polynésienne à part entière. En effet, les progrès récents en ostéologie et le grand nombre de crânes provenant d’anciens habitants de l’île de Pâques, maintenant disponibles dans différents musées à travers le monde, ont permis d’établir que les trois clans dominants sur l’île affichaient des caractéristiques crâniennes très différentes. Ainsi, alors qu’un des clans montrait surtout des caractéristiques typiquement polynésiennes, les deux autres s’écartaient largement des normes polynésiennes et présentaient tout au contraire beaucoup de caractéristiques amérindiennes. Comment peut-on expliquer que les principaux clans dominants puissent présenter des caractéristiques ostéologiques si différentes ? De toute évidence, ces nouvelles recherches relancent le débat sur un potentiel contact entre les anciens habitants de l’île de Pâques et des Amérindiens. […]
« Nous savons que les anciens Pascuans ont sculpté, transporté, et érigé plus de 900 monumentales statues, observe le sociologue québécois Jean Hervé Daude (1955-2022). Nous savons aussi qu’ils ont découpé et assemblé à la perfection les pierres de certaines plates-formes, les ahu, et qu’ils ont construit des maisons basses et des tours rondes de pierres empilées à l’aide de la complexe technique du plafond à encorbellement. Toutes ces réalisations n’ont pas d’équivalent dans les autres îles polynésiennes. […]
« Selon nos recherches, tous les monuments de pierre sur l’île de Pâques, dont la plupart sont inconnus dans le reste de la Polynésie, trouvent cependant leur équivalent sur le plateau andin. Par exemple, l’ahu Vinapu correspond au mode de construction d’une chullpa proche du lac Titicaca. D’autre part, des techniques précises de construction, inconnues en Polynésie, tel le plafond à encorbellement des maisons de pierres empilées, proviendraient des Andes. Les tours appelées tupa sur l’île de Pâques seraient l’équivalent des chullpa rustiques des Andes. L’édification des moai (les grandes statues) et la mise en place des couvre-chefs appelés pukao, lesquels auraient représenté des "turbans" andins, correspondraient aussi aux techniques incas pour édifier des monolithes et pour acheminer de gros blocs de pierre en hauteur. »
Ces découvertes et les études de crânes des anciens habitants de l’île de Pâques démontrent, selon J. H. Daude, que deux groupes distincts cohabitaient sur l’île : des descendants de Polynésiens et des descendants d’Amérindiens, probablement même des Amérindiens du Pérou.
Extraits de l’article « Île de Pâques : des crânes qui en disent long sur son passé », de Jean Hervé Daude, issu de la revue Kadath, Bruxelles, 23 pages, septembre 2021.

Carnet : au-delà des mots
J’ai retrouvé dans le magasin de mes « Papiers collés » un feuillet sur lequel j’ai retranscrit cette phrase de Georges Braque : « Le tableau est fini quand il a effacé l’idée ». La peinture pourrait ainsi se réduire à une idée ? Pourquoi pas à un concept ? En fait, j’ai peur des mots et je souhaite parfois sauvegarder l’énigme, le mystère d’un tableau, quitte à déchirer ensuite le voile qui le dissimule.

Édouard Manet, l’indispensable jalon
« Peut-être que si Manet n’avait pas existé, on n’aurait jamais peint comme Van Gogh, les Fauves, Picasso, Mondrian, Kandinsky, mais il est commode de réécrire l’Art après coup et de partir d’hypothèses purement problématiques. Or, Manet a existé, et bien audacieux est d’avancer ce qui se serait accompli en son absence. » (Christian Harrel-Courtès [1920-1997], L’Instant pur - Propos sur l’art et la création, éditions L’Harmattan, 1996).
(Mardi 25 janvier 2022)

Des mots et des écrivains
Singularité mnémonique des mots : « dédale » renvoie à James Joyce ; son synonyme, « labyrinthe », à Jorge Luis Borges ; et le mot « temps », à Marcel Proust, dire « tropisme » c’est pour toujours convoquer Nathalie Sarraute.
(Jeudi 27 janvier 2022)




Billet d’humeur

Les migrations de la Belle-Dame

En matière de vols saisonniers, on a coutume de rappeler que le ciel de France métropolitaine voit passer des millions d’oiseaux migrateurs. On parle moins d’individus plus discrets qui le traversent par milliards chaque année, les insectes volants. Parmi eux, les lépidoptères - nom savant des papillons - ne laissent pas d’étonner à la fois par une stratégie de vol qui leur permet de profiter des vents d’altitude qui peuvent les transporter à plus de 1 000 mètres d’altitude et par leur capacité à prendre et à tenir un cap pour corriger d’éventuelles dérives. Chaque printemps, un papillon diurne de la famille des nymphalides, la vanesse des chardons (Vanessa cardui, Linné, 1758) visite nos contrées, en route vers le nord depuis l’Afrique tropicale, où il retournera à l’automne, bouclant en quatre ou cinq générations un périple de 15 000 kilomètres, entrecoupé d’escales consacrées à la reproduction. Les entomologistes les plus lyriques ont nommé le papillon belle-dame en raison de sa coquette livrée fauve marquée de noir, le revers des ailes chamarré de beige et de blanc, les nervures blanches et les ocelles pupillés de bleu
Ce poids plume - 140 mg à 180 mg, pour 4,2 cm à 6,6 cm d’envergure - est probablement l’un des papillons les plus résistants qui soient : il parvient à survoler le monde entier ou presque, à traverser la Méditerranée (600 km quand même), sous toutes les conditions climatiques. Si l’adulte vit entre trois et cinq semaines, le cycle de vie complet incluant les stades immatures (œufs, chenilles et chrysalides) peut durer jusqu’à deux mois. L’insecte file à une vitesse de croisière de 15 km/h, avec des pointes à 50 km/h, par vent favorable. Il peut grimper jusqu’à 2 000 mètres au-dessus du sol. Une belle-dame, par ailleurs, peut couvrir jusqu’à 500 km par jour ou en une seule nuit, avec de rares pauses pour se nourrir. Elle compte plus d’une trentaine de plantes-hôtes en Europe où ses larves peuvent se développer, chardon, artichaut, mauve, vipérine, bourrache, plantain, pariétaire, ortie, buddleia, rose trémière, centaurée, bardane, trèfle, luzerne : tout lui fait suc ou nectar. Mais comment nos belles-dames s’orientent-elles ? On ne le sait pas à vrai dire. Des scientifiques avancent que leur boussole est basée sur l’angle du soleil et le champ magnétique... Mais ce n’est là qu’une des nombreuses et incertaines conjectures.



Lecture critique

Leçons de choses et de bois par Bernard Bertrand

Maître artisan du bois, Bernard Bertrand (Jonzac, 1955) reste fidèle au vieux précepte de l’antique France rurale : « Charpentier large, charron serré, menuisier juste ». Chez cet écrivain-paysan d’origine charentaise qui vit et travaille dans les Pyrénées, la glorification de la main dans l’artisanat du bois a toujours été portée au plus haut point. Son livre « Le Bois, l’outil, le geste… » en témoignerait s’il en était besoin. À l’intérêt d’un guide de fabrication d’objets usuels en bois, l’ouvrage ajoute l’enseignement du pédagogue soucieux de restituer les connaissances de ses devanciers pétris de sagesse populaire. Le bon sens des artisans d’autrefois le pousse à redire que « même pendant la saison hivernale, dite de repos, la lunaison a son importance » dans la coupe du bois. « Sur les bois blancs et tendres, naturellement pauvres en tanins, écrit-il, les difficultés de conservation des bois coupés en lune croissante, avant la pleine lune, sont récurrentes. Les vers de bois ou les champignons s’y attaquent très rapidement et en quelques années un ouvrage peut être ruiné de ce simple fait. Le même travail réalisé avec un bois coupé en bonne lune aura une durée de vie bien supérieure, souvent plus longue que l’espérance de vie de celui qui a fabriqué l’objet. » Lorsqu’il évoque la confection d’articles de vannerie, il rappelle que « les vanniers savent que les tiges de noisetiers récoltées sur un versant exposé au nord seront plus faciles à travailler que celles poussant sur le versant sud ». À propos du buis (Buxus sempervirens) qu’on appelle « bois de fer » tant il est dur et lourd une fois sec, il s’amuse à rappeler que cette buxacée effectue deux pousses par an : « le phénomène serait lié, explique-t-il, au fait que le bois existe depuis si longtemps qu’il a conservé en lui la mémoire d’un second printemps ! ». On apprend aussi que le robinier faux acacia (Robinia pseudoacacia) fut introduit d’Amérique en Europe en 1590 par Jean Robin, botaniste du roi Henri IV. La dureté de son bois lui vaut d’être transformé en piquets imputrescibles et en traverses de chemin de fer : « Ce serait en partie en suivant les voies ferrées qu’il aurait colonisé l’Europe occidentale, évinçant parfois les espèces indigènes, tant il est envahissant ». Enfin, signalons une observation non dénuée de tendresse à propos du sureau (Sambucus nigra) : « Petit arbre indigène, compagnon inséparable de nos demeures, précieux pour sa multiplicité d’usages (culinaires, médicinaux et artisanaux), ami aussi, parce qu’il abrite le petit peuple elfique qui protège la maison. » On l’appelle aussi arbre aux fées et l’on prétend que Judas se serait pendu à une de ses branches après avoir livré Jésus aux grands prêtres de Jérusalem pour 30 deniers d’argent…
Dans ce livre-là comme dans tous ses ouvrages de vulgarisation artisanale, Bernard Bertrand sait nous donner la mesure du temps et de l’espace, il nous enseigne les subtilités de l’artisanat et de la menuiserie, il nous livre les bonnes leçons de la flore et de la faune, il nous dit tout de l’ingéniosité et de la noblesse du travail de la main.

  • Le Bois, l’outil, le geste… - Guide de fabrication d’objets usuels en bois, de Bernard Bertrand, éditions de Terran, 144 pages, 2010.

Relire (en cliquant sur le titre) :



Portrait

Les 75 ans du CEA

Le 18 octobre 1945, par ordonnance du général de Gaulle, était créé le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), renommé en 2012 Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, en raison de l’extension de ses domaines d’activité. Le CEA était placé à sa création sous la direction du physicien Jean Frédéric Joliot-Curie (Paris 1900-1958), prix Nobel de chimie 1935. Sa femme Irène Joliot-Curie (Paris 1897-1956) a pris part à la création du CEA, dont elle sera commissaire pendant six ans, ainsi qu’à la construction de la première pile atomique française.
« C’était, il faut s’en souvenir, à peine deux mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale, rappelle François Jacq (Harfleur, 1965), ingénieur général des mines, administrateur général du CEA. Le pays entamait sa reconstruction, une reconstruction rendue nécessaire par "l’étrange défaite" dont parle l’historien Marc Bloch, mais aussi par le bouleversement profond des sciences et des techniques que la guerre a engendré, tant en termes de nouvelles réalisations (bombe, ordinateur, radar, fusée, essor des antibiotiques…) que de nouvelles pratiques (la conjonction entre science, technologie, État et industrie). » La mission du CEA se trouvait être, voici 75 ans, d’explorer les propriétés de l’atome et leur utilisation au service de l’industrie, de la santé et de la défense du pays. Aujourd’hui, l’institution rassemble 20 000 femmes et hommes. Son 75e anniversaire a donné lieu à la publication en décembre 2020 d’un hors-série de la revue « Les Défis du CEA ». Intitulé « 75 avancées qui changent nos vies », l’ouvrage, très didactique, raconte l’histoire des pionniers de l’énergie nucléaire, de la dissuasion, de l’imagerie médicale et de la microélectronique ; ces chercheuses et ces chercheurs ont été engagés dans les grands enjeux du XXIe siècle, comme le climat, les transitions énergétique et numérique, la médecine du futur, l’intelligence artificielle, les technologies de défense, le calcul quantique notamment.

Les principaux repères de l’institution
Outre l’année de création du CEA, en 1945, il convient de souligner les principaux repères de son activité. 1948 : à Fontenay-aux-Roses, dans la banlieue sud de Paris, divergence de Zoé, premier réacteur nucléaire français fonctionnant à l’oxyde d’uranium ; active jusqu’en 1976, la pile Zoé servira à mettre au point les premiers réacteurs nucléaires français. 1952 : lancement d’une chaîne pilote de traitement du combustible usé. 1956 : création de l’Institut national des sciences et techniques (INSTN), établissement d’enseignement supérieur reconnu mondialement qui forme les futurs ingénieurs et chercheurs du nucléaire. 1963 : divergence de Cabri à Cadarache dans les Bouches-du-Rhône qui teste les sauts de puissance. 1967 : création à Grenoble du Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information (LETI) qui affichait 2 800 brevets en 2015. 1969 : choix de la technologie des réacteurs à eau pressurisée (REP). 1978 : transfert de la technologie à « diffusion gazeuse » d’enrichissement de l’uranium à la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires). 1988 : Tore Supra s’installe à Cadarache, c’est un « tokamak », un engin en forme de tore qui permet d’étudier les conditions utiles à la fusion thermonucléaire. 2014 : début des recherches sur les SMR, petits réacteurs nucléaires modulaires. 2020 : le CEA a 75 ans.

Informations diverses
La lecture très édifiante de la revue anniversaire du CEA nous permet d’apprendre que 50 millions de tonnes de déchets électroniques (composants de téléphone, ordinateurs, batteries, cellules solaires, etc.) sont produits chaque année dans le monde. « Seuls 20 % de ces déchets sont recyclés. Or, il s’agit d’une manne riche en "terres rares", ces métaux stratégiques notamment pour l’électronique moderne. L’alliance Scarce, créée en juillet 2018 par le CEA et l’université technologique de Nanyang (Singapour), s’est attelée à cet enjeu crucial d’économie circulaire. "Nous apportons notre savoir-faire en matière de recyclage de matériaux issus du nucléaire, avec des techniques comme l’extraction liquide-liquide. Celle-ci consiste à dissoudre les métaux, puis à les séparer à l’aide de solvants et de molécules extractantes. Nous veillons aussi à diminuer l’empreinte écologique de nos procédés", précise Jean-Christophe Gabriel, co-directeur de Scarce. Pour aller plus vite, les équipes ont imaginé un dispositif de micro fluidique qui permet de tester des protocoles d’extraction en quelques jours au lieu de plusieurs mois. Et elles avancent déjà un premier procédé plus efficace et moins polluant pour le recyclage des terres rares. Pour extraire les métaux contenus dans les batteries au lithium usagées, les chercheurs proposent également un procédé non polluant à base de… poudre de pelures d’orange. »
Le plus puissant IRM au monde testé sur un… kiwi
11,7 teslas, soit 223 000 fois le champ magnétique terrestre, 132 tonnes, 5 m de long et 5 m de diamètre, Iseult permettra aux équipes de NeuroSpin d’explorer le cerveau avec une précision inégalée. Imaginé par les physiciens du CEA-Irfu et construit par Alstom (intégré depuis à General Electric), les premières images du plus puissant IRM (Imagerie par résonance magnétique) au monde seront réalisées dans un premier temps… sur un kiwi.

Au cours d’une opération de maintenance du tokamak à Cadarache
© Photo Philippe Stroppa, photothèque CEA

  • 75 avancées qui changent nos vies, hors-série 2020 de la revue « Les Défis du CEA », édité par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, 98 pages, 2020.
 

Varia : bonne et mauvaise fortune du moineau domestique

« Passer domesticus, compagnon de toujours
« Un petit piaf de 35 g ferait-il concurrence au chien et au cheval dans la catégorie meilleur ami de l’homme ? C’est la question que l’on peut se poser en ouvrant les archives de l’histoire qui nous relie au moineau. Comment cette proximité est-elle née ?
« Faisons d’abord parler les vestiges du passereau : les plus anciens ossements proviennent tous du Moyen-Orient. Cette région à l’histoire si riche, au carrefour de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe, serait le berceau du moineau domestique. En étudiant les multiples formes de cet oiseau, identifiées à travers l’Eurasie et sur ses marges, les biologistes ont constaté qu’elles sont génétiquement très proches les unes des autres. Cela signifie que l’évolution et la dispersion du moineau se sont déroulées à partir de cette région orientale originelle et à une période relativement récente.
« Les chercheurs en sont convaincus, c’est la naissance de l’agriculture, lors de la révolution néolithique, qui a modifié les habitudes de vie du moineau sauvage de l’époque. Le passereau s’est rapproché de l’homme, de ses premières maisons et surtout de ses graines de céréales. Au fil des siècles, celui que le célèbre naturaliste Linné a justement nommé Passer domesticus - de domus, maison, construction - est devenu de plus en plus dépendant des paysans. Et lorsque ces cultivateurs de grains se sont déplacés, l’oiseau les a suivis. Vers le nord, vers l’ouest ou vers l’est, les hommes avaient désormais un petit piaf dans leur sillage, un nouveau compagnon dans leur village.
« Les scientifiques estiment que cette expansion géographique conjointe a débuté il y a environ 8 000 ans. De manière surprenante, Passer domesticus a réussi en si peu de temps à se transformer physiquement : il présente un crâne significativement plus robuste que son ancêtre des steppes et son organisme synthétise deux enzymes, déjà connues chez l’être humain et le chien, liées à une forte consommation d’amidon. Des adaptations clairement associées à une alimentation d’origine agricole.
« Comme le toutou et le canasson, le moineau est aujourd’hui étroitement lié à l’homme. Mais à la différence de ces deux mammifères véritablement domestiques, le moineau reste sauvage et vit sa vie. Un brin dépendant, mais autonome. »
« House Sparrow dépasse les bornes
« Importé de l’Ancien Monde il y a 170 ans, le moineau domestique est aujourd’hui devenu terriblement envahissant en Amérique.
« Qui était le Christophe Colomb des moineaux, le premier piaf européen à poser la patte sur le Nouveau Monde ? À l’automne 1850, un certain Nicholas Pike aurait acheté 16 oiseaux à Liverpool, au Royaume-Uni. Destination New York, après un voyage en bateau très coûteux, évalué à 200 $. Les huit couples de moineaux passent l’hiver en cage puis sont relâchés au printemps suivant, en 1851.
« Ont-ils survécu ? Certains prétendent que non, d’autres pensent qu’ils n’ont simplement pas été revus. Une équipe de chercheurs de l’Université de Floride publie en 2010 les résultats d’une enquête sur l’histoire du premier house sparrow américain. Selon eux, les témoignages évoquant d’autres lâchers au début des années 1850 à New York ne sont pas fiables. Les 16 migrants débarqués à Brooklyn auraient donc bel et bien suffi à créer la première population américaine de moineau domestique ! […]
« À l’heure actuelle, 75 millions de couples de moineaux domestiques vivent dans la quasi-totalité des États américains et le volatile immigré - appelé le moineau des Anglais - n’a toujours pas bonne presse. […] »
Extraits de « Piaf, tout simplement », un dossier de Jean-Philippe Paul, issu de la revue Salamandre, n° 259, août-septembre 2020, éditions de la Salamandre, Neuchâtel (Suisse), 66 pages.


Carnet : désastre intime
« Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. » Rarement une citation en exergue d’un roman a semblé si juste ; et la formule, empruntée à Peau d’ours, d’Henri Calet, est plus qu’une mise en garde, l’aveu d’un désastre intime, un aveu qui nous échappe quand nous n’en pouvons plus, un aveu qui s’impose à la perte d’un enfant.
(Jeudi 10 février 2022)

Indiscrétion
Quand on commet une indiscrétion, l’on se croit quitte en recommandant à la personne d’être… plus discrète qu’on ne l’a été soi-même. (21 avril 1890)
(Jules Renard, Journal 1887-1910, Nrf Pléiade)

Photographie
« La photographie, disait Henri Matisse en 1933, a beaucoup dérangé l’imagination. »

Fauves et fauvette
Maurice Vlaminck explique simplement le fauvisme quand il raconte : « Je haussais tous les tons dans une orchestration de couleurs pures ». En 1905, l’irruption du mouvement déclenche de violentes réactions au salon d’Automne. Ces « couleurs sans mélange de tons » sont sans doute le lot d’Albert Marquet et de Raoul Dufy. Le sont-elles de Charles Camoin ? « Un fauve Camoin ? Non… une fauvette », ironise Louis Vauxcelles, le critique d’art qui se trouve à l’origine de l’appellation.

Braconnier et garde-champêtre
Jeune, on est le braconnier de la morale ; vieux, son garde-champêtre.
(Léonce Bourliaguet, De sel et de poivre, éditions Magnard, 1963)
(Jeudi 17 février 2022)

Toscane gourmande
Un pays qui fait mûrir, vendange, et met en bouteilles le Brunello di Montalcino ne peut être qu’un paradis. C’est encore un Anglais, John Dore Meis, qui aime et écrit cette Toscane (« Toscane gourmande », Flammarion) ; « L’amuse-gueule classique de ce déjeuner dominical (celui où le charcutier finit de préparer les saucisses et le boudin) est composé de ciccioli : de petits cubes de lard frits à l’huile d’olive et pressés dans un torchon pour que ne restent que les fibres de viande bien croustillantes ». À Lyon, cela s’appelle les grattons. La gourmandise n’a pas de frontières.
(Vendredi 18 février 2022)



Billet d’humeur

Les 50 ans de Médecins sans frontières

En 1999, le prix Nobel de la Paix récompensait l’action de l’ONG (Organisation non gouvernementale) Médecins sans frontières (MSF). Tout est parti des (neuf) médecins et (deux) journalistes réunis autour de Bernard Kouchner (gastro-entérologue) et Xavier Emmanuelli (anesthésiste-réanimateur) qui ont créé en 1971 à Paris le Groupe d’intervention médicale et chirurgicale en urgence. Issus du tourbillon post-soixante-huitard, les « french doctors » avaient précédemment apporté leur aide au Biafra, état sécessionniste situé au Nigeria écartelé entre 1967 et 1970 par une guerre civile entre l’ethnie Ibo et les Haoussa. Pour certains des fondateurs, le prix Nobel consacrait l’idée très française d’une organisation humanitaire qui ferait de l’ingérence dans les pays aux populations souffrantes un devoir impérieux, une organisation qui ignorerait toute frontière politique, religieuse et philosophique en accordant la priorité au bien-être des victimes de catastrophes et de conflits armés. Selon Claude Malhuret, médecin épidémiologiste et président de l’organisation de 1978 à 1980, l’idée de Médecins sans frontières procède d’un génie national particulier : « Amnesty International ne pouvait naître qu’en Grande-Bretagne, argumente-t-il, pays de l’habeas corpus [liberté de ne pas être emprisonné sans jugement]. La Croix-Rouge ne pouvait naître qu’en Suisse, pays de la neutralité. Médecins sans frontières ne pouvait voir le jour qu’en France ». « Parce que nous comptons dans notre pays le docteur Schweitzer et le tiers-mondisme » explique le docteur Alain Deloche, chirurgien cardiaque et cofondateur de Médecins du Monde (fondée en 1980). Pour sa part, Rony Brauman, médecin généraliste (titulaire d’une qualification en médecine tropicale) et président de MSF de 1982 à 1994, souligne la vocation française à l’universalisme et considère la longévité de l’organisation en raison de la filiation qu’elle entretient avec la Révolution française de 1789 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui en a résulté.



Lecture critique

Petites histoires des phares racontées par González Macias

Chaque soir, la lanterne lance son signal au-dessus des eaux en direction des ténèbres. Puis l’éclat lumineux s’éteint, brièvement, deux fois, puis une fois, toutes les douze secondes. Une ampoule unique d’au moins 250 watts porte à près de 40 kilomètres grâce à d’ingénieuses lentilles, un jeu de miroirs imaginé par un cousin de Prosper Mérimée, Augustin Fresnel, qui a mis au point le système en 1822 avec un opticien au nom prédestiné, Jean-Baptiste Soleil ! Depuis deux cents ans on n’a encore rien inventé de mieux pour équiper tous les phares du monde.
L’écrivain et designer espagnol González Macías (Ponferrada, 1973) a la passion de ces vigies de la mer. Il les a recensés avant d’en sélectionner trente-quatre sur tous les continents dont la plupart sont encore actifs même si aujourd’hui les technologies de communication maritime ont rendu leur fonction de plus en plus superflue. De ces trente-quatre phares du bout du monde, il raconte l’histoire et souligne les faits mémorables qui ont marqué leur activité et celle de leurs gardiens. Habile dessinateur, l’auteur illustre ses propos de croquis et de cartes qui donnent à l’ensemble une belle harmonie graphique.
La quête de José Luis González Macías commence avec le phare d’Adzuigol, à Rybalche, en Ukraine. L’ingénieur qui le dessina, Vladimir Shukhov, s’est inspiré de la manière des tisserandes ukrainiennes lorsqu’elles assemblent leurs justkas (écharpes ou foulards) : il a tressé le phare comme un panier en osier ! Les charpentes extrêmement simples à l’aspect frêle, constituées de treillis en acier, ont été usitées avec la même réussite sur des tours, des toitures, des pavillons et des bâtiments qui ont consacré son inventeur comme l’un des ingénieurs russes les plus brillants de son temps. En novembre 1864, à San Jaime de Enveija, en Espagne, un gardien gravit les trois cent soixante-cinq marches jusqu’à la lanterne du phare de l’île de Buda ; il y alluma pour la première fois la mèche d’une lampe Degrand alimentée à l’huile d’olive. Près d’un siècle durant, ses successeurs l’ont imité toutes les huit heures pour aller remonter le mécanisme de rotation du système optique. Le phare des îles Flannan, à Eilean Mòr, en Écosse, est un lieu baigné de légendes et de mystères. Allez savoir pourquoi les marins qui débarquent sur l’île ôtent leur chapeau dès qu’ils foulent le rocher et font le tour de la bâtisse en direction du soleil avant de rejoindre le sommet du phare ? En 2018, Kristoffer Nyholm a réalisé un film à suspense (« The Vanishing ») intégrant la disparition inexpliquée des gardiens du phare. Jusqu’au groupe de rock britannique Genesis qui a composé un de ses tubes (« The Mystery of the Flannan Isle ») sur le même thème. L’écrivaine Virginia Woolf visita le phare de Godrevy, sur la côte des Cornouailles, le 12 septembre 1892, alors qu’elle était âgée de dix ans. Elle parapha le carnet des visites qui fut vendu aux enchères de Bonhams, cent vingt ans plus tard, pour plus de dix mille livres. À Bari, en Somalie, le dernier gardien du phare du cap Guardafui, Antonio Selvaggi, exerça son métier jusqu’en 1957. Pour rejoindre Alula, le village le plus proche où il pouvait retirer vivres et courrier, il lui fallait deux jours de voyage à dos de chameau : il disposait de trois camélidés pour unique moyen de transport… Le phare de Lime Rock, à Newport (États-Unis) est tout aussi connu sous l’appellation de phare d’Ida Lewis. La postérité a retenu l’intrépide gardienne des lieux (dès 1879) pour avoir sauvé dix-huit naufragés. De 1964 à 1981, Nelson Mandela resta enfermé dans une cellule de quatre mètres carrés sur l’île Robben, au Cap (Afrique du Sud). Il réalisa rétrospectivement une série de dessins où il évoque le port, l’église, le phare, sa cellule et la fenêtre. L’île fut reconnue Patrimoine de l’humanité par l’Unesco en 1999 et l’ancienne prison héberge à présent un musée dédié à la mémoire des victimes de l’apartheid. Le phare de San Juan de Salvamento, en Patagonie (Argentine), inspira l’écrivain Jules Verne pour la création d’un de ses derniers romans, « Le Phare du bout du monde ». Son confrère Roberto J. Payró décrit l’île des États où a été édifié le phare comme une prison naturelle et une tombe pour les navires (« La Australia Argentina »). En pays de Galles, le phare des Smalls fut construit avec une délicatesse propre à… l’assemblage d’un violon par Henry Whiteside, fabriquant d’instruments de musique de Liverpool. Sur un des rochers de Smalls, à Pembrokeshire, l’artisan éleva une lanterne sur neuf piliers en chêne, de façon que les vagues traversent sa structure avant d’aller mourir trente kilomètres plus loin, en rejoignant la côte. Alors que les travaux touchaient à leur fin, il se trouva en graves difficultés, sans eau ni vivres. Il jeta trois bouteilles à la mer contenant un message désespéré : l’une fut repêchée et le luthier fut secouru à temps. L’incident a inspiré romanciers et cinéastes dont Robert Eggers, réalisateur de « The Lighthouse » (Le Phare), en 2019.

José Luis González Macías © Photo X, droits réservés

  • Atlas des phares du bout du monde, par González Macías, traduit de l’espagnol par Nelly Guicherd,  éditions Autrement, 160 pages, 2021.

 

Portrait

Le lamento bouleversant de Louis-René des Forêts

Écrivain secret et rare, peintre méconnu et onirique, il publie peu et montre ses peintures et dessins avec parcimonie. Homme du retrait et du silence, Louis-René des Forêts (Paris, 1918-2000) se livre peu dans les deux états de la création. Il ne cesse de mettre en doute l’écriture, la capacité des mots à témoigner de l’expérience humaine jusqu’au tréfonds de l’âme. Il lui faut signifier l’au-delà et l’en deça des sentiments, des pensées, des émotions. Il lui faut « exprimer par une concentration de plus en plus grande des éléments rythmiques la pulsation intérieure, la scansion de l’être ». L’activité graphique mêle l’observation des êtres et des choses, des figures et des lieux, aux sollicitations et fantaisies de l’imagination convoquant la culture romanesque et/ou musicale. Parfois, le même dessin réunit les deux registres distincts.

Il rêve d’être marin et se passionne pour la musique
Louis-René Pineau des Forêts naît à Paris le 28 janvier 1918. Il est le troisième enfant d’Armand-René Pineau des Forêts et d’Edmée du Petit-Thouars (l’ont précédé Gérard, né en 1914, et Nicole, née en 1915). Les De Petit-Thouars comptent des ascendants dans la noblesse poitevine qui se sont illustrés dans la Marine. Son enfance se partage entre la capitale et le Berry familial. Pensionnaire au collège Saint Charles de Saint-Brieuc qui prépare à l’école navale, il découvre Baudelaire, Goethe, Joyce, Pascal, Rimbaud, Shakespeare et Verlaine en cachette parce que les pères marianistes ne prisent pas beaucoup la littérature. L’élève rêve d’être marin, mais de retour à Paris, quelques années avant la Seconde Guerre mondiale, il choisit la voie du droit et des sciences politiques (section « diplomatique »). À cette époque, il se plaît à rédiger des chroniques musicales dont la pertinence séduit mélomanes et compositeurs. Il se lie d’amitié avec Patrice de La Tour du Pin et Jean de Frotté (qui sera fusillé par les nazis en 1945, à l’âge de 25 ans). Mobilisé à la déclaration de la guerre en 1939, il interrompt une formation musicale qu’il regretta souvent de n’avoir pas prolongée, affectant une certaine prédilection pour l’opéra et le chant. Son père meurt en 1940, quatre ans après sa mère. Officier de réserve en 1941, il se retire à la campagne et entre dans la Résistance en intégrant le réseau belge Comète. Il rencontre cette année-là André Frénaud et Raymond Queneau. En 1943, il publie son premier livre, « Les Mendiants », chez Gallimard. Georges Bataille, Michel Leiris et Maurice Blanchot saluent « Le Bavard » en 1946. Conseiller littéraire aux éditions Robert Laffont en 1945, il quitte Paris l’année suivante et s’installe aux Pluyes, en Berry, avec sa femme, Janine Carré, résistante comme lui au groupe clandestin Comète. Il revient dans la capitale en 1953 où les éditions Gallimard lui proposent de collaborer à l’Encyclopédie de la Pléiade, dirigée par Raymond Queneau. En 1954, l’écrivain s’engage politiquement par la création du Comité contre la guerre d’Algérie, un acte suivi en 1960 de la signature du « Manifeste des 121 » pensé puis rédigé par ses amis Dionys Mascolo et Maurice Blanchot. En septembre 1960, son troisième livre est un recueil de nouvelles intitulé « La Chambre des enfants ». La mort accidentelle de sa fille, en juin 1965, lors d’une baignade à Venise est l’événement le plus douloureux de sa vie : Élisabeth avait 14 ans. Il cessera de publier durant plus de vingt ans.

Une œuvre singulière et baroque
Cofondateur de la revue « L’Éphémère » (1965), il y côtoie Michel Leiris, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan, Jacques Dupin et Gaëtan Picon. Il intègre le comité de lecture de Gallimard en 1966 où il siègera jusqu’en 1983. Long poème d’inspiration musicale, « Les Mégères de la mer » paraît au Mercure de France en 1967. Durant toute cette période (de 1968 à 1974), il se consacre au dessin et à la peinture et expose à plusieurs reprises au château d’Ancy-le-Franc en Bourgogne et au Centre Pompidou de Paris (sous le parrainage éclairé de Pierre Bettencourt et de Pierre Klossowski). Crayons, encres de Chine, crayons de couleur, gouaches, feutres et découpages se conforment principalement à un univers singulier et baroque, lesté de secrets, d’intrigues et de fantasmes. Éditée par François-Marie Deyrolle (L’Atelier contemporain), une monographie rassemble pour la première fois en 2021 l’ensemble de ces peintures et dessins. Parmi les contributeurs de l’ouvrage, le critique et universitaire Pierre Vilar indique : « On notera grâce aux archives mises en ordre par ses proches l’émergence du dessin, chez Des Forêts, au moment de l’adolescence, et dans le contexte précis de l’oppression éducative, au collège Saint Charles notamment. » À quatorze-quinze ans, le jeune des Forêts a sans conteste un bon coup de crayon, estime Bernard Vouilloux, professeur de littérature française à la Sorbonne : « Le trait est rude, mais jamais grossier, il est vif et enlevé, habile à planter ou suggérer les décors, à identifier des situations, à camper des caractères, à restituer les expressions et les attitudes, à saisir les corps en mouvement. » De son côté, le poète et essayiste Nicolas Pesquès répond assez précisément à la question qu’il pose : « Que dessine-t-il donc ? Souvent des scènes complexes, plutôt littéraires mais comme transcrites de songes autant que de lectures, de rêveries tourmentées mais dont tout le tourment ne se réalise que sous la forme de drames étranges et non d’évocations directes ; drames abondamment peuplés comme dans certains tableaux de la peinture ancienne où plusieurs histoires peuvent coexister ».
Quand il entreprend à partir de 1975 « Légendes » qui deviendra « Ostinato » (1997), il remise définitivement crayons et pinceaux. Les premiers linéaments de cette œuvre ultime et testamentaire apparaissent dès janvier 1984 dans la revue de la NRF. Lamento bouleversant, « Ostinato » - en musique « ostinato » désigne le « maintien d’une formule rythmique pendant tout ou partie d’une œuvre » - célèbre la conspiration d’une extraordinaire prodigalité lyrique et de la plus pénétrante concision. Nombreux auront été ses commentateurs les plus lucides, parmi lesquels Marc Comina, Florence Delay, Edmond Jabès, Roger Laporte, Maurice Nadeau, Bernard Pingaud, Jean-Benoît Puech et Jean Roudault. Louis-René des Forêts est mort samedi 30 décembre 2000 à Paris des suites d’une pneumonie, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Louis-René des Forêts
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  • Œuvres complètes, de Louis-René des Forêts, présentation de Dominique Rabaté, éditions Gallimard, collection Quarto, 1344 pages, 2015 ;
  • La terre tourne et la flamme vacille - Peintures & dessins de Louis-René des Forêts, édition établie par Guillaume des Forêts (fils de l’écrivain) et Dominique Rabaté (critique et universitaire), avec les contributions de Pierre Bettencourt, Pierre Klossowski, Nicolas Pesquès, Dominique Rabaté, Pierre Vilar et Bernard Vouilloux, éditions L’Atelier contemporain, 256 pages, 2021.

 

Varia : à travers la France des canaux

« La France possède un grand réseau de voies navigables, constitué de canaux, de rivières et de fleuves ponctués d’ouvrages d’art remarquables. De Dunkerque à Bordeaux, en passant par Paris, Dijon, Strasbourg, Lyon, Avignon, Toulouse... À ce réseau s’ajoutent des cours d’eau à l’ouest de la France, par exemple ceux de Bretagne. Canal du Midi, Seine, canal du Nivernais, Saône, canal de la Somme, Charente, canal de Nantes à Brest... Ces voies invitent à découvrir ou redécouvrir la France, ses paysages à couper le souffle, ses perles architecturales, ses spécialités locales... […]
« 174 kilomètres de long, entre Saint-Léger-de-Vignes (Nièvre) et Auxerre (Yonne), le canal du Nivernais traverse la région Bourgogne-Franche-Comté ainsi que les départements de la Nièvre et de l’Yonne. C’est une des voies qui relient les bassins de la Loire et de la Seine. Il traverse principalement le département de la Nièvre qui occupe le territoire de l’ancienne province du Nivernais. […]
« Le musée de l’élevage et du charolais
« Après Cercy-la-Tour, se trouve à courte distance Saint-Honoré-les-Bains qui, comme son nom l’indique, est une station thermale. Situé également non loin du canal, Moulins-Engilbert invite à découvrir le musée de l’Élevage et du Charolais qui raconte l’histoire de la célèbre vache charolaise, animal de première importance dans l’économie de la région ; dans ce bourg se tient d’ailleurs un très grand marché aux bestiaux. […]
« Un musée du Flottage
« L’écomusée du Flottage du bois de la confrérie Saint-Nicolas de Clamecy présente cette activité essentielle à la région, de même que le musée d’Art et d’Histoire Romain-Rolland, qui possède également des salles consacrées à la peinture, la sculpture, l’archéologie, aux faïences, ou encore à l’écrivain qui lui donne son nom. Né à Clamecy, lauréat du prix Nobel de littérature en 1915, il fut notamment l’auteur du manifeste pacifiste Au-dessus de la mêlée. »
Extraits de « La France des canaux », de Michel Doussot, éditions Larousse, 224 pages, 2021.


Carnet : alors, mon vieux, comment ça va ?
La notion de « vieux » a été bel et bien fixée en 1880, tandis que l’espérance de vie passait de 60 à 80 ans. Dans les années 1940, déjà, certains esprits dénonçaient la retraite comme une véritable escroquerie. Ne devait-on pas cotiser toute sa vie pour en profiter à peine quelques années, 4 ans en moyenne ?

Plébiscite pour les droitiers
Le 21 février 1972, le numéro un chinois Mao Zedong accueille le président des États-Unis, Richard Nixon, dans sa résidence de Zhongnanhai, non loin de la Cité interdite, à Pékin. Mao flatte d’emblée son hôte : « J’aime bien les droitiers, lui lance-t-il, je suis heureux quand ils arrivent au pouvoir. J’ai voté pour vous. »

Camarades d’école
Chaque identité est formée aussi par le destin des autres. Les récits de vos camarades d’école font partie de votre vie d’une façon que vous ne pouvez pas distinguer. (Claudio Magris, Microcosmes, éditions Gallimard)
(Lundi 28 février 2022)

Un capitaine oublié
Comment se fait-il qu’Édouard Peisson (1896-1963) ne dispose que d’un strapontin parmi les capitaines de la flotte ? Je veux parler des écrivains de la mer. Inoubliable auteur du « Voyage d’Edgar » (1938) et de « Le Sel de la mer » (1954), ce Marseillais a pourtant droit à un rang plus qu’honorable parmi les équipages. Depuis qu’il est mort, il y a bientôt soixante ans, à Ventabren, dans une Provence qu’il chérissait tant, on l’a un peu perdu de vue à l’horizon. Pourtant ses livres sont solides, bien charpentés, inoubliables comme des voiliers bien bâtis et bien gréés. Lisez ce qu’en dit son ami Blaise Cendrars dans « L’Homme foudroyé » (1945).
(Mercredi 10 mars 2022)



Billet d’humeur

Les plagiaires en question

Si copier le livre d’autrui se révèle une pratique aussi vieille que la littérature, la contrefaçon en la matière est aujourd’hui condamnée par la loi. Au XIXe siècle, la distinction entre imitation et plagiat est nette et l’opinion fustige plus d’un littérateur de grand format avéré coupable de semblable pratique. Alfred de Musset emprunte allègrement certains propos de Carmontelle, Lamartine chaparde des bribes d’œuvres de poètes oubliés du XVIIIe siècle, Alexandre Dumas embauche des nègres dont Gérard de Nerval, Théophile Gautier et Auguste Maquet, Anatole France recopie sans vergogne quelques paragraphes d’Antoine Galland tandis que Stendhal prend en compte la prose d’auteurs italiens. Plus près de nous, Henri Troyat fut condamné par les tribunaux pour contrefaçon dans sa biographie de Juliette Drouet. En 1982, les éditions Fayard commentent les « emprunts » de Jacques Attali à Jean-Pierre Vernant et à Ernst Jünger dans son Histoire du temps en ces termes : « Notre auteur, certes génial mais un peu hâtif et toujours à la recherche de temps gagné, semble brouillé avec un signe de ponctuation : les guillemets. » Calixthe Beyala subit le même sort à la suite de la publication, en 1994, de son roman Le Petit Prince de Belleville (Albin Michel) : elle est condamnée deux ans plus tard pour contrefaçon du roman d’Howard Buten Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Seuil, 1981). Un temps, président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc n’échappe pas à celle des censeurs qui s’aperçoivent qu’il a contrefait la biographie imaginaire Spinoza, le masque de la sagesse, de Patrick Rödel (Climats, 1997), dans sa propre biographie Spinoza, un roman juif (Gallimard, 1999) ; le plagiaire récidive en 2013 en recopiant quarante-sept passages de la biographie de Pascale Froment sur René Bousquet (Fayard, 2001) dans L’Homme aux deux visages (Grasset)… Thierry Ardisson manifeste plus d’outrecuidance encore à la suite de la publication de son roman Pondichéry (Albin Michel, 1993) : « Un dimanche après-midi, confesse-t-il, pour gagner du temps, complètement inconscient des conséquences, j’ai recopié mot à mot six pleines pages d’un bouquin des années 1930 ». La justification d’Alexandre Dumas, l’auteur des Trois Mousquetaires à l’accusation de plagiat d’Eugène de Mirecourt n’est pas non plus piquée des vers : « L’homme de génie ne vole pas, il conquiert » !



Lecture critique

Hortense Dufour : un Bel Ange sans miséricorde

Hortense Dufour (Marennes, 1946) ne m’en voudra pas, du moins je l’espère, mais je dirai d’emblée que « Le Jeune Homme sous l’acacia » est un roman qui finit bien. Que cette révélation intempestive n’empêche pas les lecteurs de dévorer comme je l’ai fait les quatre cents pages de l’ouvrage, ils ne se lasseront assurément pas de suivre les péripéties les plus tendres, les plus poignantes aussi d’une histoire d’amour, de haine et de fureur. L’intrigue s’ancre dans la Saintonge des marais limoneux et des fermes basses, chaulées de blanc, où règne en maître l’esprit de la terre et de ses ressources, où l’on cultive par héritage l’esprit du gain et celui du silence, où les cuisinières se transmettent de mère à fille la recette des beignets aux fleurs d’acacia. De la veulerie des uns à la mesquinerie des autres, les paysans du hameau ont gardé de leurs ancêtres un puissant instinct animal, avec l’intuition, l’odorat, l’ouïe et le regard aigu des bêtes sauvages. Le jeune homme dont il est question s’appelle Michel Arthur Thomas, né par accident en 1999 de parents quinquagénaires (Catherine et Arthur), catastrophés d’accueillir un nouveau-né qu’ils détestent déjà. Sa mère lui interdit de l’appeler Maman : il doit lui dire Mémé comme ses neveux et nièces plus âgés que lui. Sœur de Catherine, Ludivine, fragile et souffrante, s’attache à l’enfant dont la beauté l’apparente à l’archange saint Michel. Dès lors, Didine nommera son neveu Bel Ange et elle l’inondera de l’affection et de la douceur dont le privent ses géniteurs. Les années passant, elle se saigne aux quatre veines pour lui offrir à ses dix-huit ans une motocyclette, le Pégase de ses rêves ! La réussite scolaire et un réel talent de dessinateur lui valent de poursuivre ses études à l’université de La Rochelle. À Grand-Bourg, distant de 5 km de la cité rochelaise, il prend à loyer une chambre chez la veuve Rose Lechant pour laquelle il éprouve une profonde estime. Il partage la même sympathie avec Lili, son amourette de la Belle Anse, et Tiphaine, fille d’un couple de paumés. Toutes les deux trouvent chez lui secours et compassion. Comme Ludivine et Rose, les deux jeunes femmes vivent mal leur condition et la désaffection de leurs proches. Michel les immortalise d’un trait tendre et léger sur les planches de ses bandes dessinées. Il y portraiture tout autrement les autres témoins de son adolescence au hameau. Au côté d’une Didine florale et apaisée, en son champ de navets et de plantes vivaces, il croque son père en fauve atroce. Et tous ceux qui ont tenté de gâcher son enfance comme ceux qui ont brisé les rêves de Ludivine et Rose, de Lili et Tiphaine, il les portraiture en personnages artificiels et meurtriers d’un crayon et d’un feutre enragés et onglés comme des griffes. « Créer au sens fort, considère Bel Ange devant sa table à dessin, c’est tuer. C’est une guerre. C’est oser pointer un crayon, des mots, des notes, que sais-je, sur les blessures les plus universelles. C’est peut-être une envie de justice. »

Hortense Dufour © Photo Arnaud Février

  • Le Jeune Homme sous l’acacia, par Hortense Dufour, éditions Presses de la cité, collection Terres de France, 464 pages, 2018.

 

Portrait

Glorieuse postérité pour les peintres de Bretagne et de Normandie

Une longue et patiente maturation est plus que nécessaire à l’analyse du phénomène pictural en un lieu donné, province ou continent. Le temps de la création et la conception de ses praticiens doivent être scrutés avec la distance intellectuelle que requiert toute connaissance réflexive se rapportant à l’univers des formes. C’est assurément ce qui a guidé les auteurs des deux superbes volumes publiés par les éditions Ouest-France : Denise Delouche, professeur émérite de l’université de Haute-Bretagne Rennes 2 (Les Peintres de la Bretagne), Jacques-Sylvain Klein et Philippe Piguet, historiens de l’art (Les Peintres de la Normandie). Sans prétendre à l’exhaustivité d’un sujet si vaste, les ouvrages racontent une histoire des peintres de chacune des provinces, une histoire heureusement éloignée des idées reçues et des modes qui façonnent trop complaisamment nos regards.

La Bretagne aux expérimentations audacieuses
Si la Bretagne commence à intéresser les peintres à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, le paysage le plus ancien date de 1543 : aquarelle et gouache, rehaussée d’or et d’argent sur vélin, c’est une vue de Rennes nichée au cœur de sa campagne bocagère qui figure parmi les vingt-deux peintures d’un manuscrit évoquant la navigation sur la Vilaine, de Redon à Rennes. Le pays breton satisfait aux goûts et aux aspirations du romantisme (Jean-Baptiste Corot, Victor Hugo, Eugène Isabey, William Turner) ; il attire les passionnés d’histoire rurale (Olivier Perrin et François Valentin) et offre une escale privilégiée aux marinistes (Louis Garneray, Pierre Gilbert et Auguste Mayer). Certaines expérimentations audacieuses sont perpétrées en Bretagne : « De son aveu même, Matisse y a découvert la couleur quelques années avant le scandale de la Cage aux Fauves », rappelle opportunément Denise Delouche.  La novation s’est aussi développée en Bretagne : « En 1886, c’est à Belle-Île que Claude Monet affirme, pour la première fois aussi nettement, l’approche sérielle de son sujet. La même année à Saint-Briac, le jeune Paul Signac expérimente les préceptes néo-impressionnistes, qu’il va approfondir ensuite à Portrieux et Concarneau. En 1888, c’est depuis Pont-Aven et Le Pouldu que la proposition radicale de Paul Gauguin va s’imposer : non plus copier, représenter le monde extérieur (la photographie le fait déjà vite et bien, elle le fera très bientôt en couleurs), mais rêver devant la nature et créer, comme la musique l’a toujours fait. » L’ouvrage aborde certains phénomènes spécifiques comme la vogue des « bretonneries » (« bignouseries » disent certains) où s’imposent dans l’entre-deux-guerres Mathurin Méheut et Jean-Julien Lemordant ainsi qu’un groupe de jeunes artistes qui se nomment Ar Seiz Breur (Les Sept Frères). Nés à partir des années 1860, les centres picturaux continuent à attirer les créateurs les décennies suivantes. « Dans la seconde moitié du siècle, c’est le poète Georges Perros qui s’installe à Douarnenez et le peintre René Quéré qui y peint à demeure. En 1929, deux artistes viennent y travailler de concert, le Quimpérois Max Jacob et l’Anglais Christopher Wood. ». De nouvelles esthétiques et de nouvelles figurations s’y donnent rendez-vous : Jacques Villeglé, Bernard Buffet, Jean Le Merdy, Pierre Alechinsky, François Dilasser, Alfred Manessier, Jean Bazaine, Yves Tanguy, André Marchand, Jean Le Moal, Charles Lapicque, Geneviève Asse, Léopold Survage et Pierre Tal-Coat. La liste n’est pas limitative.

Normandie : dans la lignée de Claude Monet
En dépit de l’influence considérable qu’a jouée l’impressionnisme sur une grande population d’artistes nés, ayant vécu ou séjourné en Normandie, Jacques-Sylvain Klein et Philippe Piguet ont relevé avec brio le pari de raconter, par le texte et par l’image, la fantastique aventure picturale qui s’est déroulée en Normandie durant quatre siècles et qui se poursuit aujourd’hui. Ils se sont cependant limités à n’évoquer que les artistes majeurs, ceux qui ont vraiment compté dans l’histoire de l’art. Certes, l’émergence du paysage dans la peinture va doter la Normandie d’une place de choix à une époque dominée en Europe par les deux capitales artistiques que sont Londres et Paris. « Cette émergence du paysage va être favorisée, considèrent les deux historiens, par la mode des bains de mer, venue d’Angleterre qui, à partir des années 1810, va faire de Dieppe un second Brighton, en attirant toute l’aristocratie de l’Empire puis de la Restauration. » À l’aube du XXe siècle s’élaborent de nouveaux modes de pensée, de nouvelles sensibilités, de nouvelles formes. Bientôt émergent en Europe fauvisme, expressionnisme, cubisme, futurisme, abstraction, dadaïsme, surréalisme… Selon J.-S. Klein et P. Piguet, l’impressionnisme auquel la Normandie est si intimement liée a marqué durablement les esthétiques nouvelles portées par des artistes qui ne savent pas toujours ou ne se souviennent pas combien leur apprentissage a puisé ses sources au mouvement animé par Claude Monet et ses pairs. « Les Peintres de la Normandie » citent en bonne place certains d’entre eux parmi les majors de la discipline : Théodore Géricault, William Turner, Eugène Delacroix, Jean-Baptiste Corot, Jean-François Millet, Gustave Courbet, Théodule Ribot, Charles Daubigny, Eugène Boudin, Johan Barthold Jongkind, Édouard Manet, Edgar Degas, Berthe Morisot, Albert Lebourg, Pierre-Auguste Renoir, Gustave Caillebotte, Jacques-Émile Blanche, Camille Pissarro, Alfred Sisley, Georges Seurat, Félix Vallotton, Louis Valtat, Claude Monet, Jacques Villon, Marcel Duchamp, Fernand Léger, Georges Braque, Nicolas de Staël, Jean Dubuffet et, moins connus, Constant Troyon, Paul Huet, Léon-Jules Lemaître, Charles Angrand, Joseph Delattre, Charles Frechon et Louis Anquetin. Tous ces artistes portent des propositions multiples et variées. Mais soulignent-ils vraiment une dualité radicale entre le traditionnel impressionnisme et l’art contemporain ? Pas du tout. Les contemporains De Staël et Dubuffet restent dans la lignée de Monet, s’accordent à penser J.-S. Klein et P. Piguet, un précurseur de génie que nous imaginons aménager son jardin de Giverny, cette minuscule étendue d’eau dans laquelle, comme le dit si joliment Gaston Bachelard, « le monde prend conscience de sa beauté ».

- Les Peintres de la Bretagne, par Denise Delouche, avec la contribution de Catherine Puget (ancien conservateur du musée de Pont-Aven), éditions Ouest-France, 352 pages, 2016 ;
- Les Peintres de la Normandie, par Jacques-Sylvain Klein et Philippe Piguet, éditions Ouest-France, 352 pages, 2019.

 

Varia : l’Art Brut ou la face cachée de l’art contemporain

« Jean Dubuffet présente les créateurs marginaux comme des "personnes obscures", des "pensionnaires d’hospices", des "prisonniers" ou des "individus bien récalcitrants dans tous les domaines aux conventions sociales" (Prospectus et tous écrits suivants, 1967-1995). […]
« Près de trois quarts de siècle se sont écoulés depuis les premières affirmations de Dubuffet. L’auteur d’Art Brut d’aujourd’hui ne peut plus être le même que celui d’hier. Le contexte artistique, social et économique a changé et les enjeux sont différents ; les sources de l’Art Brut se sont déplacées. […]
« Judith Scott, Hidenori Motooka ou Josef Hofer comme beaucoup d’autres arpentent ainsi des chemins de traverse inexplorés. […] Gaston Teuscher, Hans Krüsi ou Francis Mayor sont au nombre des nouveaux créateurs marginaux, à la vocation tardive. Par ailleurs, même si le théoricien de l’Art Brut s’est abstenu d’inscrire dans son fonds "des productions originaires d’autres ethnies", centrant ses prospections uniquement en Europe, l’internationalisation se dessine à la fin du XXe siècle et s’accentue après le cap de l’an 2000. De nouvelles recherches menées par la Collection de l’Art Brut [à Lausanne] s’avèrent fécondes, notamment à Cuba, au Japon, en Chine, en Inde et au Bénin ; d’importantes découvertes sont faites par d’autres musées et collections d’Art Brut qui dépassent également les frontières, débusquant des créations au Brésil, en Argentine et en Amérique du Nord. L’éventail des prospections s’élargissant ainsi, celui des perspectives de découvertes se déploie de manière kaléidoscopique. Ce mouvement centrifuge s’intensifie aussi grâce à l’extension des connaissances sur l’Art Brut ainsi que sa croissante diffusion ces dernières années. Des productions du passé ont été récemment mises en lumière, comme les turbulentes machines à voler de Gustav Mesmer, les étranges écrits gravés sur les façades de l’asile par Fernando Nannetti, les personnages singuliers de Charles Steffen ou l’extraordinaire cellule n° 117 aux murs peints de Julius Klingebiel.
« L’expansion mondiale des recherches et des découvertes d’Art Brut ainsi que la multiplication des expositions, des publications et des films constituent une ouverture sur une "face cachée de l’art contemporain", exerçant une fascination exaltante. »
Extraits de l’ouvrage « L’Art Brut », de Lucienne Peiry, éditions Flammarion, 400 pages, 2016. Historienne de l’art, Lucienne Peiry (Lausanne, 1961) a succédé en 2001 à Michel Thévoz à la direction de la Collection de l’art brut à Lausanne (Suisse).

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