Hélène Vignal montre encore une fois son grand talent pour mettre
l'humour et l'émotion au service d'un sujet grave et même de plusieurs
en ce qui concerne ce livre puisque l'homophobie, la monoparentalité, les
conséquences psychologiques de la guerre sont au cur de ce roman
mais toujours avec un optimisme et une joie de vivre qui entraînent le lecteur
jusqu'à la dernière page. L'art d'être grave et amusant à
la fois
C'était pourtant simple : on arrivait à Morgat, Finistère,
avec ma mère, on se faisait bichonner une semaine chez Jamie, je faisais
de bonne grâce des Scrabble et des mots fléchés. Ensuite,
on partait à Bénodet où on retrouvait Théo et sa
collection de Converse. Dans un camping, pendant toute une semaine, ma mère
s'installait avec ses livres et son téléphone au bord de la piscine
à faire semblant de nous surveiller, nous, de lui rendre des comptes,
et tout ce petit monde devait atteindre la perfection du bonheur.
Voilà, tout était simple, et Louise, 15 ans, la narratrice, se
faisait une fête de cette semaine de camping.
Mais il suffit d'un grain de sable pour que la plus belle machine s'enraye.
Le grain de sable c'est un accident survenu à une employée quelque
part en Grèce et l'obligation pour la mère de Louise de repartir
tout de suite à Paris reprendre son travail dans une agence de voyage
en laissant l'adolescente chez sa grand-mère bretonne.
Louise vit seule avec sa mère, elle a très peu connu son père.
Faute de mieux, elle s'est habituée à la situation et, en regardant
autour d'elle, ne trouve pas les autres familles si merveilleuses.
Sans jamais vraiment le dire, on a fini par convenir d'une chose, elle et
moi : notre Petite Famille est complètement foirée, notre histoire
de vie est assez minable, mais on n'en veut pas d'autre, et, pour finir, on
veut surtout pas d'une Famille Parfaite.
Sa mère est catégorique : pas question d'aller camper seule ou
avec un copain. Louise est désespérée, pour elle-même
bien sûr, mais aussi pour Théo qui espérait tant ces vacances
et en a tellement besoin. Théo a découvert très tôt
son homosexualité mais n'a jamais osé en parler à ses parents
qui ne pourraient pas l'accepter.
Théo gagne du temps avant la mise à mort, avant l'anéantissement
qui arrivera un jour et que personne ne peut empêcher. C'est comme ça
qu'il en parle avec moi, comme d'un truc inéluctable, écrit juste
pour lui, sur un vieux parchemin prophétique pourri. Son projet, c'est
d'essayer de tenir jusqu'au bac en jouant l'hétéro devant eux.
Après, il espère pouvoir partir n'importe où, faire n'importe
quoi, études ou boulot, quelque chose qui lui donnera une bonne raison
de partir de chez eux, sans rupture, sans drame, sans blessure, sans lynchage.
Et pour le moment, Louise est son alibi. Il a une copine, tout va bien, ses
parents sont contents et il est autorisé à partir camper une semaine
avec sa copine en Bretagne. Si le plan camping ne marche pas, c'est une semaine
de plus à Paris à faire semblant, à cacher ses goûts
et restreindre son exubérance naturelle. Parce que, et c'est toujours
l'art d'Hélène Vignal d'éviter le pathos attendu, Théo
est blessé par l'incompréhension de ses parents mais cela ne l'empêche
pas, dès qu'il est loin de sa famille, de se montrer joyeux, dynamique,
séduisant et de faire craquer tous ceux qui ne sont pas résolument
homophobes. Cette semaine en Bretagne, c'est une grande bouffée d'oxygène
dans un quotidien familial asphyxiant.
Il y aurait bien un plan B, ce serait que la grand-mère, Jamie, soixante-douze
ans, accepte d'accompagner Louise et Théo au camping. Mais là,
c'est non tout de suite et de manière catégorique. Je suis
vieille. Il n'est pas question que j'aille camper. À mon âge !
Louise a beau argumenter, rien n'y fait. Sa mère retourne vers son agence.
L'adolescente se retrouve seule en Bretagne avec sa grand-mère et Théo
chez ses parents à Paris. Ce n'est pas possible ! Il faut faire quelque
chose !
Comment convaincre sa grand-mère ?
Jamie a une vie totalement ritualisée, entre l'entretien quasi maladif
de sa maison, ses promenades et ses Sudoku.
Elle est veuve depuis déjà longtemps et son existence est organisée,
cadrée au millimètre. Pas d'imprévu, rien qui dépasse.
Difficile de l'imaginer sous une toile de tente ou dans les sanitaires d'un
camping.
Mais Louise est trop déterminée, l'enjeu est trop important, pour
baisser les bras et accepter la situation.
Alors, elle va creuser, chercher la faille. Cette existence si rigide, si contrainte,
doit bien avoir une petite faille quelque part. Quand ? Pourquoi ? Comment ?
Louise va chercher dans le passé de Jamie, la faire parler de sa jeunesse,
de son mariage, de son mari, et elle va découvrir des gouffres insoupçonnés.
L'un d'entre eux est la guerre d'Algérie qui a transformé son
mari en zombie. Il est parti jeune, beau, joyeux, insouciant et c'est un mort-vivant
qui est revenu, psychologiquement anéanti, guettant dès heures
derrière la fenêtre, enfermé dans le mutisme et capable
de violence.
Sous la pression affectueuse et déterminée de Louise, Jamie va
raconter, sortir les photos et même regarder un dvd avec sa petite-fille.
Sur l'écran, le générique défile. Je ne peux
rien dire. Je ne voulais pas regarder ce film, il y a deux heures. J'avais décrété
que je n'aimais pas les films de guerre, que ça allait me prendre la
tête. Maintenant, je suis bouleversée. Les petites lettres blanches
sur fond noir descendent lentement. La musique est triste. Je n'ai pas le temps
de lire tous les noms des gens qui ont participé à ce tournage
: L'ennemi intime. Ils s'y sont mis à des centaines pour fabriquer les
images que je viens de me prendre en pleine face. [
] Jamie tourne son
visage vers moi, mais mon corps est raide comme celui d'une morte. J'ai envie
de n'avoir jamais dit ce que j'ai dit hier : qu'elle n'avait qu'à se
tirer pour plaquer Michel et sa sinistrose. C'est donc ça qu'il a vécu
le dingue devant sa fenêtre ouverte : cette folie des images que je viens
de voir, des images qui décrivent la guerre d'Algérie. C'est cette
guerre qui a duré jusqu'après son retour, jusqu'à sa maladie,
jusqu'à son refus de soins, jusqu'au malheur de Jamie.
Louise et Jamie ont réussi à communiquer mais ce retour sur son
passé est douloureux pour la vieille dame, c'est la remise en question
de sa vie si rangée, si ficelée dans les rituels, et c'est l'émergence
d'autres secrets encore que nous ne dévoilerons pas ici.
Louise, Jamie, Théo, trois personnages aux identités aussi différentes
qu'émouvantes et attachantes pour un roman grave mais qui n'engendre
pas la mélancolie tant il est à la fois poignant et dynamique.
Hélène Vignal sait faire sourire son lecteur à chaque page
et lui montrer que rien n'est jamais joué d'avance. Une belle leçon
d'enthousiasme, de force de vie et de détermination.
Serge Cabrol
(27/08/12)