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Christian ROUX


Fille de


Quand nous faisons connaissance avec Samantha (dite Sam), 26 ans, c’est dans le garage qu’elle a ouvert sur les hauteurs de Cassis après avoir étudié sur le tas la mécanique. Elle s’est spécialisée dans les voitures de collection et dans la région les collectionneurs ou amateurs ne manquent pas. Ses affaires vont bien et en dehors de ce métier-passion pour l’automobile cette fille toujours en combinaison de mécano semble mener une existence solitaire assez banale. Sa silhouette parfaite lui vaut d’avoir régulièrement la visite des policiers locaux venus, sous prétexte de vérifier qu’elle ne cache là aucune voiture volée, se rincer l’œil.
Tout va basculer quelques pages plus tard avec l’intrusion de Franck, une « montagne » dont la violence s’exprime même dans l‘immobilité la plus parfaite, un vieux fantôme surgi de son ancienne vie de « fille de ».  En effet celui qui était le meilleur ami de son père, Antoine, a vu naître la petite. C’est dans la rue qu’il avait rencontré le jeune couple d’orphelins que ce dernier formait avec Julie. Il les avait pris sous son aile leur proposant d’abandonner le vol à la tire qui ne suffit à personne pour vivre décemment pour se lancer en équipe dans des cambriolages plus juteux. Bénéficiant de son expérience, ils formèrent ainsi un trio très mobile, en toute autonomie, sans comparses ni le moindre contact avec le milieu, préparant longuement leurs coups, ne laissant aucun indice derrière eux et menant une existence discrète.  Le gang des Roselames (nom dû au motif tatoué sur Antoine, Julie et Sam : une lame de couteau surmontée de trois roses) s’était spécialisé dans la bijouterie mais pour éviter toute traçabilité il n’en conservait que l’or qu’ils fondaient eux-mêmes. La fillette, souple comme Nadia Comaneci se disait-elle fièrement, avait dès la mort de sa mère vers ses huit ans intégré la bande pour se faufiler dans les canalisations et les bouches d’aération avant de se livrer à son exercice préféré, la conduite automobile où elle excellait tout particulièrement à semer les éventuels poursuivants. Cela dura jusqu’à ses dix-neuf ans quand elle décida de couper les ponts.  

Sam qui n’a revu ni son père ni son comparse depuis sept ans se doute bien que Franck ne passe pas là par hasard ou par courtoisie. De sa part elle s’attend au pire. L’homme prend tout son temps pour lui raconter ces années qui avaient suivi pour embrayer sur ce dernier casse où Antoine avait réussi à fuir avec le butin tandis que lui s’était fait prendre. Affirmer avoir agi seul et s’être fait doubler par un inconnu qui l’avait enfermé avec le personnel qu’il était en train de ligoter dans l’ex-chambre-forte avant de s’enfuir en raflant la mise lui avait permis, faute de preuves du contraire, de n’avoir pour ce hold-up à main armée sans butin que huit-ans d’emprisonnement. « Comme dans les vieux films merdiques qui racontent des histoires de vieux truands merdiques, le coup a foiré, enchaîne Sam… t‘as décidé de m’emmerder pour la semaine ? ». Le gangster lâcha le morceau. Quand, à sa sortie de taule six ans plus tard, Franck ne trouva pas Antoine au rendez-vous il s’en est inquiété. Où était cachée la part de butin qui lui revenait ? Après avoir longtemps cherché il avait fini par retrouver son ex-complice dans une clinique privée. Sur place, il le trouva très diminué physiquement par une crise cardiaque et atteint d’une anoxie cérébrale qui semblait avoir effacé tout souvenir. Lui-même n’était pas certain d’avoir été reconnu par son meilleur et seul ami. « Il a 500 000 euros planqués dans le cerveau, il doit bien y avoir un moyen de les dénicher ! » s’énerve-t-il. Elle va donc devoir user de sa qualité de fille pour faire sortir son père de l’établissement afin de l’embarquer dans un petit pèlerinage sur les lieux de leur vie passée dans le but de réactiver sa mémoire. Sam refuse. Frank la gifle puis massacre les voitures en réparation pour finir, exaspéré par la froide détermination qu’elle lui oppose, par la menacer directement de sa masse. En le voyant hors de lui et prêt à lui sauter dessus Sam comprend qu’il ne lui laisse pas le choix. Alors, bien que l’idée même de revoir ce père qu’elle a rayé de sa vie la met en rogne, elle accepte cette mission absurde que « La montagne » lui assigne. Goguenard, il lui donne l’adresse de la clinique et lui fixe rendez-vous à l’ancien casino de Villerville une semaine plus tard puis s’en va.
Le lendemain, confiant pour une dizaine de jours le garage à Karim son assistant ravi de pouvoir enfin écouter Kanye West à fond en travaillant, Sam part donc chercher ce père anoxique qu’elle s’était juré d’oublier pour l’embarquer sur les routes à la quête de ses souvenirs. Est-elle inexorablement condamnée à rester « fille de » ? C’est ce périple géographique et sentimental émaillé de moult rebondissements que nous suivons dans les quatre cinquièmes du roman restant... 

           Dans ce néopolar violent qui prend aux tripes autant qu’il nous émeut avec sa bande de braqueurs à la papa aussi affreux qu’attachants dont le but n’est pas de faire le coup du siècle et de faire parler d’eux sur les médias mais de s’assurer un niveau de vie confortable en toute discrétion et de préférence sans cadavre à la clé, on retrouve ces personnages en marge et éborgnés par la vie pour lesquels Christian Roux cette fois encore ne parvient pas à cacher son affection. En tête il y a Samantha, l’héroïne écorchée vive qui a appris de force à rendre les coups et à manier les armes, à brouiller les pistes ou à courir vite mais qui n’aspire qu’à la tranquillité et la liberté. Ce n’est pas une teigneuse mais tel un animal sauvage blessé. Face au danger, elle n’hésite pas à faire front ou à utiliser la ruse pour parvenir à ses fins. Le lecteur ne peut que s’apitoyer sur cette gamine qui perd sa mère si jeune, déglinguée par une enfance qui n’en est pas une, meurtrie par la mort sous ses yeux de son premier amoureux. Pour Sam le gang des Roselames qu’elle tient pour responsable de tout est une véritable malédiction. C’est son puissant désir de vivre qui la poussera à se dégager de ses liens pour emprunter la seule voie possible, la fuite. Elle se sauve, dans les tous les sens du terme, en quittant sans adieux et de nuit ce qui lui reste de famille mais également en s’engageant résolument vers un ailleurs inconnu où elle pourra écrire seule et librement son avenir. Une fois dans les lacets qui longent les calanques, elle lance la musique. Il fait beau. Vu d’ici, on dirait que jamais une goutte de gasoil n’est tombée dans la Méditerranée, que jamais personne ne s’y est noyé en essayant d’atteindre un Eldorado chimérique. Sam sourit. Tout est fini. Il n‘y a plus qu’à renaître. Victime et combattante à la fois, Sam dont on suit les pas de l’enfance à la maturité nous impressionne par sa détermination et force notre admiration comme notre attachement. 

Fille de est aussi un roman sur la mémoire, à travers le personnage d’Antoine l’anoxique bien sûr mais aussi de Sam. Tous ces souvenirs, tu vois, c’est encore pire que l’oubli, puisqu’on ne peut plus rien changer dit Antoine à sa fille quand certains souvenirs lui reviennent réveillant dans son sillage la douleur de la perte. Les fantômes aussi sont du voyage. Celui de Julie d’abord, une figure lumineuse dont l’absence ronge Sam mais aussi Antoine qui en était fou amoureux depuis l’adolescence, puis celui de Lucas, ce jeune amant dont la mort tragique revient hanter l’héroïne. Une autre revenante se glisse explicitement mais discrètement dans le récit, celui de Nicole, compagne que la maladie a soustraite à l’auteur, venue dans l’ombre de Julie s’introduire dans une scène superbe et fort émouvante où, par le biais d’un parfum et avec la complicité de Sam, Antoine perçoit en rêve la tendre présence à ses côtés de son épouse.

Le casino de Villerville offrira à Christian Roux l’occasion d’évoquer sa découverte avec Nicole de ce lieu abandonné fort inspirant et sa contribution à cette histoire. Villerville sous le nom de Tigreville a aussi servi de décor à Un singe en hiver, film d’Henri Verneuil avec Jean-Paul Belmondo et Jean Gabin, auquel l’auteur fait référence dans son roman. L’écrivain s’autorise parfois ainsi de brèves allusions ou plus longues digressions exprimant des considérations artistiques ou sociétales (école, parentalité, téléphones portables, migrants, bétonisation du paysage). Parfois il conjugue même les deux comme dans ce développement de plusieurs pages sur les films de gangsters dont il démonte l’image sexiste, blanche et stéréotypée que souvent il véhicule. Une analyse à charge cinglante mais non dénuée d’humour et fort actuelle. Côté musique, les notes de Blue Valentines, Time ou Jersey Girl et la voix de Tom Waits qui ponctuent chaque chapitre remplissent l’espace clos du véhicule de Clermont-Ferrand à Bordeaux, Lyon, Saint-Amand-Montrond, Trouville ou Le Havre, replongeant Sam et Antoine dans la relecture douloureuse de leur passé.  

Dans cet étrange road-movie mouvementé jouant habilement des fausses pistes et fortement habité par un gang de braqueurs atypiques, il y a autant d’amour et d’amitié que de violence et de morts. Séduit par cette héroïne brisée mais valeureuse et diablement charismatique, le lecteur se laisse embarquer par la relation complexe l’unissant à ce père qui presque vingt ans après sa disparition rêve encore de la seule femme qu’il a aimée. Une plongée dans les eaux profondes du Noir et du sentiment et un bel hommage aux femmes.      

Dominique Baillon-Lalande 
(11/03/24)    



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Noir & polar








Rivages / Noir

(Février 2024)
250 pages - 20 €
















Christian Roux,
écrivain et musicien.

Pour visiter
son site officiel :
www.nicri.fr







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