Les matins translucides
"On veut toujours partir quand on est jeune. Et quand on est vieux, on
veut revenir. Revenir aux sources, au début."
Le roman se passe à Tergnier, ville cheminote de l'Aisne.
Un matin de décembre 2012, Jérôme, la soixantaine approchant,
prend sa voiture, poussé par l'envie soudaine d'éclaircir les
mystères qui pèsent sur ses souvenirs. Il veut retrouver les traces
de son amour de jeunesse, de son adolescence et de son histoire familiale. Parce
que quarante ans déjà se sont écoulés et qu'il est
peut-être trop tard pour trouver des explications, il lui faut agir vite
avant que la neige ne recouvre tout de son silence.
Il s'ensuit de bien étranges retrouvailles.
"Dans l'artère principale, juché sur une nacelle, un employé
municipal accrochait des guirlandes. Un père Noël et un renne. Des
ampoules aux couleurs passées qui, sous peu, se mettront à clignoter
et feront rêver les bambins des demandeurs d'emploi, comme elles nous
faisaient rêver nous, fils des Trentes glorieuses et de la puissante mère
nourricière, la SNCF."
Il hante les rues et les cafés à la recherche de ses émotions
et ses fantômes. Une maison, un pont, l'hôtel, les rues, un bistrot,
chaque pierre lui parle, l'émeut. "Je sentais bien que le monde
d'avant venait de basculer dans le monde d'aujourd'hui."
A l'époque la petite ville, bercée par le dernier acte des Trente
glorieuses, traversée au rythme du chemin de fer, avec sa fonderie aujourd'hui
rasée pour faire place à une maison de retraite, était
le terrain de ses jeux, ses découvertes, ses émois, ses apprentissages.
La disparition de certains lieux l'attriste. "Il faudrait voter des
lois pour interdire la fermeture des bistrots, et les faire classer en tant
que monuments historiques. Ils abritent trop de nos souvenirs, nos amours, les
éclats de nos rires, les mélodies oubliées du juke-box.
Les façades de crépi ont le goût de l'oubli. Tout devrait
rester en l'état. Ce serait si simple alors de ne pas vieillir, de ne
pas mourir."
Les rencontres avec des gens qui ne pèsent rien, un camarade de l'école
primaire qui l'a reconnu alors que lui passait à côté sans
le voir, un patron de bar, lui font mesurer le temps qui passe autant qu'elles
lui fournissent des informations reliant passé et présent.
"On ne fait que changer, chaque minute, chaque seconde. J'aimerais lui
dire que lui non plus n'a pas changé. Mais ce n'est pas vrai. Et je n'aime
pas mentir. Trop de mensonges. Trop d'oublis. Trop de trahisons. Rien ne sert
d'en rajouter."
Mais son errance n'est pas sans but. En point de mire il s'est promis de retrouver
Delphine, cet amour fou qui l'a hanté si longtemps et dont la fin étrange
ne lui a jamais permis de tourner sereinement la page et il sait maintenant
qu'elle habite toujours là dans un village à 15 km.
En 1968, Delphine "n'était encore qu'une enfant comme moi, mais
son K-way vert et ses Clarks en daim lui procuraient un brin d'insolence adolescente
qui me troublait." Lui se prenait alors pour le "grand Meaulnes"
et la rêvait Yvonne de Galais. Le coup de foudre ne sera pas partagé
et leur amour mettra deux années à éclore. Une histoire
compliquée, en trio, avec l'énigmatique Jean-Martin, étrange
séducteur au visage barré par une cicatrice et héros de
l'atelier théâtre de la MJC fréquenté par l'adolescente.
Était-ce pour Jean-Martin ou pour le théâtre qu'elle avait
rompu ?
Autour d'eux planaient aussi les ombres de l'Histoire incarnées par
un dénommé Charles, oncle du narrateur, un cheminot communiste
intégré au réseau Koha lors de la Résistance et
auteur d'un certain nombre d'actes de bravoures et de sabotages, responsable
aussi de l'exécution d'un collabo, enfin d'un homme dans la nuit suspecté
d'être un traître ; par Pierre, l'oncle de Jean-Martin, également
résistant et liquidé de neuf balles dans la peau, probablement
par erreur, par les siens ; par la mère de Delphine, déjà
active malgré sa jeunesse à l'époque, responsable de cellule
au Parti Communiste local.
Personne ne sait pourquoi Charles a décidé de finir sa vie en
ermite dans une hutte au bord de cet étang où il avait réglé
son compte à celui qu'il prenait pour un ennemi. Ce n'est qu'aujourd'hui
que Jérôme se pose vraiment des questions sur cette période
historique.
De cela à l'époque du collège, l'adolescent n'en avait
cure. Si, grâce, ou à cause de ses talents en français,
il était un peu gêné car "la direction du collège
m'avait expédié en cinquième B, celle qui regroupait notamment
ceux que nous appelions nous, les fils de cheminots, les fils d'ouvriers, nous
les fils de la cité, avec une pointe de mépris : les allemand
première langue", il avait surtout, cette année-là,
Delphine dans sa classe. Et il ne voyait plus qu'elle. Et puis, il y avait la
musique, ce rock'n'roll des seventies dans lequel il se jetait avec passion,
disques en pagaille et séances de répétition à la
MJC ou dans les caves avec les copains.
C'est le moment aujourd'hui de retourner la voir, pour comprendre pourquoi
elle l'a jeté sans explications. Elle est mariée, toujours belle,
et l'accueille comme si elle avait toujours su qu'il viendrait un jour.
Quand, devant le feu de cheminée qui craque, il lui posera la question
qui l'habite, elle ne répondra pas vraiment, invoquera entre autre son
penchant pour l'alcool, laissant le reste en suspens.
C'est si loin tout cela...
Ce nouveau roman de Philippe Lacoche oscille en permanence entre présent
et passé, celui de Jérôme tout d'abord, celui de l'embellie
économique au plein emploi du Tergnier des années 70 face à
la paupérisation et au chômage d'aujourd'hui, celui de la guerre
et la Résistance, face à l'insouciance de la jeunesse vingt ans
après. Il trace, non sans une douce nostalgie mais sans amertume, comme
un trait d'union entre les périodes pour esquisser tout simplement la
vie, la sienne mais aussi à travers elle celle d'une époque et
d'une ville dont il ne parvient pas à se déprendre.
C'est là du Lacoche pur jus, avec son lot de références
musicales, ses fantômes (on y retrouve Katia, Clara, Pierrot, déjà
croisés dans d'autres romans), ses relents de lutte de classes et sa
tentative permanente de saisir le temps qui s'enfuit. Sa sensibilité
et sa générosité aussi comme quand il parle de Mimimi,
l'homosexuel confronté à l'étroitesse d'esprit de la population.
"Jean-Martin était incapable de développer le moindre
sentiment homophobe. Il en allait autrement avec certains crétins avinés
de rades où Mimimi traînait. [
] Quelques années plus
tard quand il avait été percuté par une voiture, son mystérieux
accident pouvait accréditer la thèse qu'il était poursuivi.
On ne saura probablement jamais la vérité. Les enquêtes
étaient longues en province, en ces années-là, quand la
victime était un ouvrier qui préférait les mecs."
Et ce qui se présenterait comme une histoire à la recherche d'un
amour perdu devient, sensiblement, celle d'une cité ouvrière de
province, celle d'une génération, avec pour thème principal
le temps qui file entre les doigts. "Rien ne dure, rien ne demeure.
Pas même la mort."
L'écriture toujours classique et élégante, avec un petit
brin de poésie, parfois, est toujours aussi discrète et efficace.
Avec ses "paroles en dentelle jaunie par l'usure du temps"
susurrées à l'oreille avec tendresse et pudeur, Philippe Lacoche
nous émeut.
Dominique Baillon-Lalande
(29/08/13)