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Léo LAMARCHE


Nous sommes tous des assassins


A la ville :

Tous les habitants de l'impasse du Paradis, "on ne sait quel poète maudit l'a baptisé ainsi, il n'avait pas senti les remugles de pisse et de matou en rut qui suffoquent le passant les jours de canicule", passent un moment ou un autre chez Camille. Un café miteux au décor vieillot où flotte l'odeur du mauvais vin, de la bière et du chien, où la télévision toujours allumée emplit l'espace. Les patrons sont des gens discrets et sans histoire qui ont le sourire accroché en permanence aux lèvres. Patrick, un homme jeune encore, perdu entre chômage et séparation familiale, vient chaque jour ici se donner du courage avec un café-calva ou un verre de vin et fait souvent signe à la fillette pâle et immobile qui se tient à la fenêtre sale de l'étage, comme pour observer la ruelle. Mona qui arpente le trottoir, plaçant dans son soutien-gorge les billets froissés des clients et Maria Conception lorsqu'elle sort les poubelles, l'ont remarquée aussi. Une ombre rassurante. Seul Jimi, un petit dealer qui "joue sa vie à la pointe d'une seringue" s'agace de cette observation constante de ses allers et venues. Jusqu'au jour où la silhouette n'apparaît plus... (Les yeux noirs)

On retrouve Patrick avec son jeune fils. Malgré la dèche et les difficultés au quotidien, peut-être parce qu'il craint de se retrouver à la rue et de perdre ainsi jusqu'à l'autorisation de revoir le gamin plus tard, il décide de lui offrir un week-end de rêve, le dernier... (Jour de fête)

Dans l'immeuble dont Maria est la concierge, habitent sous les toits Monsieur Jo qui, après l'atelier, rejoint les "yeux veloutés et corps de gazelle" de Marianna dans son huit mètres carrés et, à côté, Louis qui boulange toute la nuit et revient épuisé dans sa chambre solitaire rêver au bon temps où il taquinait le goujon dans la Charmette chez son grand-père. Le travail épuisant, la misère, l'usure atteignent ceux-là aussi sûrement que le feu leur étage. (Monsieur Jo).

La même bignole, pour boucler ses fins de mois difficiles, nettoie les toilettes de la gare. Saleté et misère à gogo. Mais le sang étalé partout et le sac plastique si lourd qu'elle a trouvé ce jour-là dans la poubelle, elle ne pourra les oublier. "Un enfant de sexe masculin, de race européenne, trois kilos deux cent trente, cinquante et un centimètres. Viable, à la naissance s'entend, c'est ensuite que ça s'est gâté." (Le poids du monde)

Rico, lui, a la main lourde quand Mona fait un pas de travers. Le quartier, qui s'est habitué à entendre les cris poussés par la femme battue, se convainc que tout cela n'est pas bien méchant. Jusqu'à ce que… (Le destin de Mona)

Et quand Jimi rencontre dans l'impasse des voyous rasés et armés de barres de fer, c'est pour se retrouver agonisant dans le caniveau. Mais, la vraie solitude c'est qu'en apercevant sa silhouette au sol, Mona pense qu'une fois de plus il s'est troué les veines et comate, que le vieux clodo aviné qui l'enjambe, ne verra dans la loque au sol qu'un ivrogne plus atteint que lui. Chacun pour soi dans son malheur (Du bon côté du manche)

Du sang encore, découvert par les policiers cette fois, chez une matrone hébétée avec ses enfants dans ses jupes dont le forcené de mari ne s'est pas loupé. "Sur la descente de lit, ce qui reste d'un homme. (...) Sale temps pour vivre. Et sale temps pour mourir."
Les cadavres s'accumulent (11 en 9 nouvelles) et la taule se remplit : Patrick, Camille, Rico... (Temps dur)

A la campagne :

Dans le village tranquille de Lusigny les Charmette avec son ciel plombé par les fumées de l'usine à papier, son église, son école, sa mairie, comme dans les grandes villes, le café est le point central des rendez-vous. Ici, au cœur des champs de betteraves, il n'y a rien à voir ni à vivre.
Un père, une hache pour couper le bois de chauffage, une grille en fer forgé "qui court le long de la maison, délimite son domaine" et le retour du fils prodigue, un qui a mal tourné, "un qui a délaissé la terre pour la poudre qu'on jette aux yeux des alouettes", "un paumé stade final, repris de justice et gibier de potence inscrits sur sa tronche mal rasée." La violence explose, père et fils se battent, le sang coule. (De si petites choses)

Autre famille, autre drame dans un foyer comme un autre, ou presque : la mère, la sœur, la petite et le père absent, en prison depuis peu. L'atmosphère est lourde, car "ses mots à elle ont tout changé". Les femmes seules désormais la désignent comme coupable. Elle, ne sait plus... (Trois citrons sur fond bleu)

Au bar, traîne Jean-Robert, le châtelain, qui vient se soustraire aux regards suspicieux de sa femme. Gégé et son frère épluchent les petites annonces du journal car Francis se sent seul et recherche une compagne. Lorsqu'ils lisent "Je suis belle et j'adore m'amuser" ils ne doutent pas que cette occasion-là est la bonne et qu'il faut s'en saisir. "Ça tombe plutôt bien car ici, ce n'est pas le palais du rire, la ferme commence même à tomber en ruine." Nul doute que la perle rare se cache derrière ces lignes même si "elle avait tout de suite annoncé la couleur" et "que ça fait jaser à la campagne les couples mixtes, c'est dur à l'école pour les mômes qui se font regarder salement. Mais qui d'autre viendrait s'installer par ici que quelqu'un qui n'a plus de pays ?" Le rendez-vous est pris, le grand jour arrive avec sa dose de surprise. Résultat : un mort, par suicide. (Daisy)

Quand Jean-Robert regagne sa propriété c'est pour voir sa châtelaine de femme s'exercer, sans grand succès, au ball-trap. Quand allongé sur une méridienne et imbibé d'alcool, il se gausse et raille ses maladresses, la tension monte, de façon très feutrée encore puisqu'ils ne sont pas seuls, domesticité oblige. Il suffit d'une occasion... (La tourterelle)

Autrefois, Amélie était, comme un ange, grimpée sur le cheval de la statue érigée dans un angle de la cour de l'école. Jusqu'à ce que sa petite sœur veuille l'y rejoindre (La chute de l'ange)

Aujourd'hui, derrière ses vitres, la vieille espionne la jeune fille qui va à un rendez-vous, le Gégé, véritable alcoolique depuis le suicide de son frère Francis, qui la suit. "A votre âge, les distractions sont rares. Pensez, quatre-vingt-treize ans, c'est assez pour avoir tout vécu et pour juger autrui". Elle observe le temps qui passe et les voisins qui se disputent. "La haine est un sacré spectacle." (Ça se passe près de chez vous)

Pendant ce temps, une autre rumine dans son fauteuil une sombre histoire de vengeance. "Il n'y a que dans l'amour et le meurtre qu'on est vraiment sincère." pense-t-elle en imaginant tous les scénarios possibles pour faire payer celui qu'elle rend responsable de son malheur (Préméditations)

Les enfants aussi, parfois sont victimes : la fillette des trois citrons bleus, la sœur d'Amélie mais aussi le petit Pierrot sacrifié par Christine pour l'homme de sa vie (Requiem), ceux aussi qui ont péri dans le bus scolaire. Michel le chauffeur de bus qui fait la même route, tous les matins avec des mômes déchaînés qu'au fond il aime bien parce qu'il sait que "leur école c'est l'enfer et quand on en sort on a rien. Au mieux on finit comme un con, scotché à un volant avec des hurlements plein la tête. Pour un salaire de merde." Jusqu'à ce que, au passage à niveau... (Deo gratias et caetera)

Cette fois encore, 6 morts en 9 nouvelles, plus les gamins non comptabilisés du bus...
Ville et campagne renvoyées dos à dos....

Léo Lamarche, de façon minimaliste mais efficace en diable, enfile les faits divers et les scènes banales de la vie quotidienne qui virent au cauchemar. Tous, coupables et/ou innocents, recroisés au fil du recueil d'une nouvelle à l'autre, d'un côté ou l'autre de cette frontière établie, côtoient la mort.
La symétrie du recueil, entre ville et campagne, renvoie chacun des personnages, sans différence aucune, dans l'impasse d'un paradis qui s'est dérobé pour laisser place à un enfer. Pas celui dont Sartre affirmait qu'il était les autres, non, mais simplement celui de la vie minuscule faite de petite misère, de frustration et de violence, où le plus encombrant des cadavres est sans doute celui de l'espoir et de la joie de vivre.
L'auteur excelle dans la noirceur la plus absolue, les chutes qui font mal, l'humour noir parfaitement maîtrisé. Et pourtant, dans chaque nouvelle, c'est l'humanité qui déborde, l'enfance bafouée qui crie, la solitude et le désamour qui s'étalent, sans complaisance ni pathos. Avec révolte, méchamment.
Un excellent recueil, plus noir que noir, tout en sensibilité et en violence, qui laisse K.O. mais sait si bien se mettre à hauteur d'homme qu'il en devient aussi fraternel que désespéré.
A lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(19/09/13)    



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Souffle court

(Septembre 2013)
138 pages - 7,90 €









Léo Lamarche,
nouvelliste et romancière,
a interrompu sa carrière d'agrégée pour se consacrer à l'écriture.









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