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Léonora MIANO

Rouge impératrice



Nous sommes en 2124,  dans le Katiopa unifié, réunissant neufs anciennes colonies  du continent africain et en couvrant la plus grande part, suite à la seconde lutte de libération dite Chimurenga.  Cet État fermé au reste du monde et autosuffisant est dirigé par un Conseil qui a choisi, Ilunga, un quarantenaire  marié, père d’un enfant et acteur de cette lutte émancipatrice, comme Mokenzi (président). Katiopa est un État puissant qui tire sa force de ses liens avec les esprits, les traditions et la sagesse ancestrale. Ilunga, président malgré lui, est un dirigeant à l’honnêteté reconnue,  courageux mais pondéré, pacifique, respecté et respectueux des autres.
Lors de l’effondrement de l’Europe au siècle précédent, une vague d’immigrés blancs (notamment venus de France) se sont installés dans ces anciennes colonies subsahariennes qui comprenaient leur langue et connaissaient leur culture. Ils espéraient y fonder une communauté où ils pourraient vivre entre eux, confortablement, avec l’acceptation et le respect de la population locale. C’est en fait marginalisés par ce repli sur leur identité et leur culture,appauvris et sans pouvoir car dépouillés des terres et des biens qu'ils avaient autrefois spoliés aux autochtones,  que leurs descendants, nommés les sinistrés ou Fulasi vivent maintenant. Ils constituent une des dernières traces de la colonisation et leur refus de la mixité et de l’intégration les condamne à une étroite et  constante surveillance. Pour le bras droit d’Ilunga, compagnon d’armes et chef de l’intérieur donc de la police, la présence sur le territoire de ces étrangers représente un danger potentiel et il serait sage de régler une fois pour toutes cette question majeure.

Quand Ilunga entrevoit au bord de la mer la belle Boya, c’est le coup de foudre.  Une étroite filature lui apprendra que la femme flamboyante vit seule, qu’elle enseigne à l’université et prépare une thèse sur les sinistrés persuadée que leur continent gagnerait force et grandeur à intégrer tous ses peuples y compris les descendants des colonisateurs. Elle est aussi investie depuis longtemps dans la « Maison des femmes » où les jeunes filles sont initiées à leur féminité.  L’histoire d’amour entre les deux quarantenaires se déroulera comme un fil rouge jusqu’à la fin du roman.
Mais cette relation profonde et durable dérange. Non l’épouse qui mène depuis longtemps de son côté sa propre vie mais le ministre de l’intérieur qui s’effraye de l’emprise que l’impératrice rouge aux origines mêlées semble prendre sur le président et qui voit en elle une menace pour l’État. Il faut à tout prix séparer ce couple contre nature et le chef de la police usera de toutes les complicités et prendra tous les moyens nécessaires pour y parvenir.
L’arrivée au palais d’un bébé métis (de mère katiopiene et de père fulasi) confié au couple par la mère pour adoption, vient encore crisper davantage la situation...

      Cette saga de six cents pages aux multiples rebondissements est ambitieuse et entre roman d’amour, essai géopolitique et science-fiction, elle ne rentre dans aucune case.
Si le lecteur peut être initialement déstabilisé par ce récit pluriel en perpétuel balancement entre réflexion et sentiments, engagement et romance, africanismes et langue française, il lui sera difficile, une fois embarqué dans Rouge impératrice, de lâcher prise avant la fin du voyage. Et si l’écrivaine s’amuse manifestement à nous séduire avec un couple d’amoureux, beaux, intelligents et généreux  dotés de liens mystérieux avec l’au-delà et les morts qui pourraient sortir d’un conte, elle ancre solidement son récit dans la culture africaine afin de donner à ses deux personnages une épaisseur tout en affirmant leur africanité. Cette histoire d’amour nous est restituée, des interrogations premières à l’émergence d’une évidence, du point de vue de la femme, n’hésitant pas à évoquer le plaisir féminin avec pudeur mais sensualité. En féministe, Léonora Miano a habité Rouge impératrice de personnages de femmes libres, maîtresses de leur corps et de leurs désirs. Toutes dotées d’un caractère affirmé mais riches de leurs différences, Boya, l’impératrice rouge, mais aussi Zama, gouvernante au palais, et Seshamani, lesbienne et épouse du président, y sont montrées  intelligentes et déterminées.

 

Ce n’est jamais en victime que Léonora Miano positionne ses différents protagonistes. Au contraire elle dessine ici une Afrique qui, à l’échelle du continent, s’affirme voire prend sa revanche puisque la guerre de libération avait pour but de  « reprendre Katiopa à ceux qui l’avaient volé ». Mais l’esprit guerrier n’est plus au goût du jour dans « le plus vaste État du monde » stabilisé de 2124, à l’heure où l’indépendance et la reprise en  main sur ses ressources sont effectives. C’est la question de la gouvernance de ces États Unis d’Afrique et du devenir des populations diversifiées qui le composent, qui, entre retour aux sources, spiritualité et tradition d’une part et appropriation des technologies et de la modernité d’autre part, se pose maintenant à Ilunga. Le débat autour du problème des Sinistrés occupe une place centrale dans le roman mais les problématiques d'identité, de culture et de religion qui s’y rattachent s’y trouvent toujours envisagées à travers une réflexion globale plus profonde sur l’africanité et les effets du post-colonialisme en Afrique comme en Europe. La description de la communauté Fulasi, démunie, ostracisée et considérée comme parasite mais soucieuse de ne pas mélanger ses gènes et sa culture à ceux des Katiopiens, donne lieu à une inversion malicieuse du discours raciste auquel nous sommes ordinairement confrontés. Tandis que Boya la rouge qui pourrait bien avoir quelque  métissage dans sa lignée tente de convaincre son amant d’œuvrer dans la voie de la cohabitation voire l’intégration pacifique, le ministre Igazi voudrait expulser les dangereux « sinistrés ». « Il était indispensable que la rénovation se fasse en famille. [...] Katiopa ne pouvait se permettre de tendre l’autre joue, d’accueillir, d’absorber, de se laisser détourner une fois de plus de sa voie véritable [...] Ériger cette demeure nouvelle, c’était donc aussi préparer la guerre car l’ennemi aurait besoin de se ravitailler en matériaux vitaux. [...] Il n’y avait qu‘à suivre une logique élémentaire : être chez soi le maître et veiller sur les siens. » « Katiopa avait eu son lot de souffrance. Il ne serait plus la déchetterie du monde. »
À un moment, non sans un clin d’œil taquin à ses lecteurs, le slogan « Katiopa tu l’aimes ou tu la quittes »  apparaît. 
C’est par le prisme du rapport traditionnel, intime et harmonieux des habitants de Katiopa avec la nature qui les environne qu’une conscience écologique s’exprime ici : « Comprendre en profondeur la tradition, c’était aussi savoir l’interpréter au mieux. Faire corps avec la terre allait dans ce sens. Elle enseignait le mouvement, la recréation constante, tant de choses encore. » Là encore la moquerie pointe au sujet des écologistes européens : « Il y avait une hypocrisie à prétendre se soucier de la planète quand on s’inquiétait surtout pour la survie des humains. »

Léonora Miano sait aussi bien être charmeuse et émouvante dans les scènes amoureuses que guerrière, directe voire frontale et virulente face à l’évocation d’attitudes qu’elle condamne. Elle s’y révèle aussi malicieuse par la vision du racisme et de l’identité culturelle qu’elle capte avec intelligence, bon sens, humour et sensibilité dans le miroir inversé qu’elle tend aux uns et aux autres. Il en est de même pour sa plume qui selon les circonstances romanesques se fait incisive ou poétique. L’écriture de  Rouge Impératrice est inventive, étirant le temps et jouant des  sonorités d’une langue métissée irriguée de mots venus d’Afrique dont certains se trouvent traduits dans le glossaire proposé en fin d’ouvrage. Le roman y puise une musicalité accentuée et singulière.

Si certaines références culturelles et géopolitiques peuvent nous manquer parfois pour appréhender ce magnifique roman que sa précision documentaire dispute au romanesque, le souffle qui porte l’utopie fondatrice de Katiopa imaginée par l’auteure est assez puissant pour que le lecteur, pressentant derrière cette vision fantasmée d’une Afrique réunie et libre autre chose que pure fantaisie, y trouve du sens et s’y laisse prendre avec intérêt.
L’écrivaine franco-camerounaise, en pleine possession de ses moyens littéraires et en toute liberté  nous offre un tableau du post-colonialisme et de la crispation identitaire de l’Europe transfiguré par une projection optimiste aux couleurs de réconciliation. Avec une formidable énergie, Léonora Miano, refusant de se laisser enfermer et miner par ces nouvelles tragiques qui parviennent à nos oreilles presque quotidiennement, ose donner vie à une utopie et imaginer un futur possible et heureux pour le continent africain. Cette audace est en elle-même une belle façon de faire un pas de côté pour éclairer la réflexion autrement.
Bercé par ce livre troublant et lumineux sur l’harmonie des corps, des cœurs et de l’esprit, le lecteur ne peut que se laisser séduire par ce merveilleux mirage et ce roman ambitieux, parfois difficile à appréhender mais bluffant, est déjà un incontournable de la rentrée littéraire 2019. Aux dires de l’auteure, Rouge impératrice pourrait constituer le premier volume d’une trilogie. En attendant le deuxième opus, laissez-vous embarquer dans ce voyage au long cours avec Léonora Miano à la découverte de cette réalité africaine sur laquelle elle porte, de livre en livre, un regard aigu, personnel et toujours indéfectiblement nourri d’espoir. Une lecture qui stimule la curiosité, affûte la réflexion, met les sens en émoi.  

Dominique Baillon-Lalande 
(07/10/19)    



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Lectures







Léonora MIANO, Rouge impératrice
Grasset

(Août 2019)
608 pages - 24 €


Léonora MIANO, Rouge impératrice
Pocket

(Août 2020)
648 pages - 8,70 €














Léonora Miano,
née au Cameroun en 1973, réside en France depuis 1991. Elle a publié une quinzaine de livres et obtenu une dizaine de prix littéraires dont le Goncourt des lycéens 2006 pour Contours du jour qui vient et le Femina 2013 pour La saison de l'ombre.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia








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qui vient

(Goncourt des Lycéens)



La saison de l'ombre
(Femina 2016)



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