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Gaëlle PINGAULT


Attends-moi le monde


Camille, femme fragilisée au seuil de la trentaine, ayant choisi la profession de sage-femme avec enthousiasme et détermination, s’aperçoit une fois son diplôme en poche et après quelques mois de pratique qu’elle s’est trompée de voie. Les émotions contradictoires auxquelles elle se trouve confrontée lors de son travail la chamboulent si fort que la thérapie personnelle qu’elle s’est inventée à partir du calcul mental pour, depuis longtemps, juguler ses crises d’angoisse s’avère cette fois inopérante. Elle a besoin de souffler, de se mettre en retrait pour faire le point. « Tu n’y vois plus clair. Tu réfléchis de travers (...) Est ce que tu arpentes une autre vie que la tienne ? Est-ce que tu es en train de passer à côté de toi-même ? » Alors elle se retire dans un village de campagne, loin de l’agitation de la ville et de tous les siens, en se réinventant graphiste en free-lance à domicile. De nature solitaire et peu sociable, Camille ne sort de chez elle que pour faire ses courses et prendre une consommation au proche et chaleureux "Bistrot de la place". Elle aime y échanger quelques mots avec Maxime, ce serveur discret qui respecte son silence mais essaye toujours de la faire sourire avec ses bons mots ou ses blagues de comptoir. Une année plus tard, la jeune femme semble avoir trouvé dans cette retraite un apaisement voire un nouvel équilibre. Tout irait donc pour le mieux si le mois de novembre, que celle qui pense avoir été dans une vie antérieure « marmotte ou grizzli », déteste depuis toujours, n’arrivait à grands pas. 

C’est alors qu’au marché, un homme dont le charme la trouble lui tend un flyer pour une loterie peu ordinaire dont le libellé du premier prix semble fait sur mesure pour elle : « Vous détestez la grisaille et la nuit qui tombe à 16h30 ? Vivez une année sans mois de novembre ! » À cette lecture Camille comprend d’emblée que, contre tous ses principes, elle ira à la fête du lac pour participer à cette étrange tombola et y obtenir ce prix. Elle le gagnera effectivement sans se douter que pour elle, à partir de ce moment précis, tout va basculer dans une quatrième dimension : son agenda passe du 31 octobre au 1er décembre, son téléphone portable tout comme le panneau lumineux installé devant la mairie qui se contente de diffuser des informations pratiques concernant la vie locale sans autre précision, n’affichent plus de dates, et la radio en grève qui diffuse en continu sa playlist ne lui est d’aucun secours. À elle « d’articuler cette étrangeté avec le reste du monde ». Au moins elle n’est pas devenue transparente puisque les commerçants la saluent et échangent comme avant avec elle des banalités d’usage fort naturellement. Autre phénomène surprenant, sur la table de la cuisine le banal billet qui actait son lot lui offre chaque jour un nouveau message elliptique qui s’efface comme par magie le lendemain pour laisser place au suivant et le papier qui sert de support à ces maximes ou poésies, nimbé d’une étrange et permanente lumière bleutée, se révèle d’un contact physique irrésistiblement apaisant lors des montées d’angoisse. Enfin, bien qu’elle ait toujours été extrêmement frileuse, elle semble désormais insensible au froid ou plus exactement naturellement protégée de lui. Son appartement, alors que le gel a brutalement tout envahi dehors, a conservé sa température de fin d’été et elle peut oublier de se couvrir quand il lui faut sortir sans en ressentir les effets. Tout d’abord désorientée, la jeune femme finira par lâcher prise. Grâce à l’aide de NoNo, un messager décalé doublé d’un ange gardien qui parle comme James Bond et apparaît ou disparaît quand ça lui chante, elle acceptera de perdre ses repères pour explorer les chemins intimes d’un passé douloureux afin de s’en libérer. Alors de l’étrangeté jaillira peu à peu la compréhension de sa propre histoire. Pour Camille, « Voici venue l’heure des rires et des fleurs », celle de se réconcilier avec elle-même et avec la vie, celle de danser, de faire confiance aux autres, à l’amour et à l’avenir.

            
                  Du plaisir de vous raconter les aventures de Camille dans ce monde parallèle avec NoNo (Non-Novembre) en arrière-plan et Maxime à proximité, je me priverai pour ne rien divulgâcher (mot Québécois bien plus significatif que l’américain « spoiler ») qui puisse vous mettre sur la piste du secret si profondément enfoui en Camille.
Le glissement du réel dans le registre fantastique opéré par Gaëlle Pingault avec virtuosité ouvre la porte aux loufoqueries les plus improbables avec naturel, épaissit le mystère à loisir en égarant le lecteur de fausse piste en voie de garage, avant que tout prenne sens avec la révélation finale.  Et ce contraste entre la légèreté un peu folle des événements et le traumatisme que le lecteur pressent sans en deviner la nature, cet entrelacs entre la banalité du quotidien et le passage de l’autre côté du miroir dans un monde onirique et surréaliste, cette lutte entre Camille la rationnelle aussi perdue, qu’empêchée et  apeurée et son inconscient en pleine ébullition qui entre feinte et travestissement lui livre des clés sans indiquer le tiroir qu’elles pourraient ouvrir, rythment le récit. Tout s’emmêle dans un joyeux désordre avant que peu à peu les éléments s’organisent et le chemin s’éclaire.

L’écriture, fluide et poétique passe avec aisance d’un registre à l’autre avec toujours le mot juste. La voix de l’héroïne et les participations plus décalées qu’analytiques de ses soutiens (NoNo, son amie imaginaire Émilie et Maxime) se conjuguent pour construire un roman vif, foisonnant, rythmé par une musique énergique et dansante, puisque la danse s’infiltre à plusieurs phases dans la vie de Camille et intervient de façon inattendue et active dans cette thérapie peu académique. « Depuis toujours la danse me fascine. Toutes les danses. (...) Me fondre dans le mouvement et n’être plus que ça. (…) Un corps qui bouge en harmonie, en dehors de toute réflexion. »
La sensibilité, l’empathie et l’humour sont au rendez-vous. « Il est grand, longiligne, et malgré ses cheveux grisonnants, plutôt jeune. Il pourrait être une incarnation du charme parfait. Sa dégaine mi-décontractée mi-élégante semble innée, comme s’il était né pour les jeans qui font un beau cul et les chemisettes en lin un peu flottantes. Avec des atouts pareils, il parvient sans difficulté à distribuer les petits flyers dont il tient un tas épais : aux femmes, sans vouloir paraître caricaturale, il n’est pas besoin d’expliquer pourquoi, et aux hommes, sans doute parce qu’ils espèrent, en s’approchant de lui, capturer un peu de son magnétisme afin d’en disposer à leur guise à l’avenir. À moins qu’ils n’aspirent, eux aussi, à lui mettre la main au panier. Ou alors, le charisme du type n’y est pour rien, c’est juste qu’il fait beau, que tout le monde est de bonne humeur en cette fin août à la température encore estivale, et que même une vieille sorcière aurait réussi à écouler son stock de potions frelatées, parce qu’il y a un rien de léger dans l’air du temps. »

Ce livre entre roman psychologique et conte fantastique contemporain sur la difficulté de chacun à s’accepter et cohabiter avec soi-même, ose s’affirmer malgré son sujet comme positif et libératoire non sans un flirt appuyé avec les théories du développement personnel et le feel-good (littérature de genre faite pour se sentir bien) tellement prisés aujourd’hui. Récit fantaisiste, subtil, poétique et délicat sur la fragilité et la force des êtres, il nous rappelle aussi que l’interaction avec les autres, l’amour et la tendresse sont indispensables à notre construction intime et que le corps aussi y prend sa part. « J’ai poussé loin le curseur de la solitude (…) et j’ai compris qu’elle était vénéneuse. Plus on y succombe, plus elle ronge, et plus il est difficile d’en sortir (…) Par moments je la trouve cosy, mais à d’autres elle m’étouffe, catégorie sables mouvants, de ceux qui enlisent encore plus si on se débat. » « Je marche d‘un pas vif. La sensation du corps en action est une excellente compagnie de route quand on cogite, un garde-fou pour garder en ligne de mire la différence entre réflexion et élucubration. Pour éviter que le petit vélo mental ne file en roue libre. »

Pas de mélo ou de pathos dans Attends-moi le monde. Si la dépression de Camille est sérieuse et sa souffrance palpable, Gaëlle Pingault, substituant la légèreté à la gravité au lieu de s’y appesantir, réussit le tour de force de permettre à la fantaisie, la surprise et le sourire de tout dominer. Le portrait de la femme fragile et émouvante se transforme sous nos yeux en une comédie burlesque mettant en scène l’éclosion d’une Camille libérée de ce qui la rongeait et prête à un nouveau départ. Ne manque que l’adresse de NoNo, le magicien... Un livre distrayant mais non anodin à mettre entre toutes les mains.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/10/21)    



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Eyrolles

(Septembre 2021)
206 pages - 16 €

Version numérique
10,99 €












Gaëlle Pingault
est orthophoniste.
Après quatre recueils
de nouvelles,
Attends-moi le monde
est son troisième roman.




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de Gaëlle Pingault :
http://gaellepingault.
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