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Hyam YARED

Implosions


« Au moment de notre rencontre, Wassim n’avait pas d’enfant mais avait un rêve : fonder une famille. » C’est un architecte qui aime la bande dessinée, les chiffres et l’économie.La narratrice, sa compagne, est une écrivaine divorcée et autonome qui a déjà trois adolescentes de son mariage précédent. Elle s’interroge encore sur ce qui lui a fait accepter d’en ajouter deux autres à la liste pour répondre à la demande de son deuxième époux. Dans le temps du récit, Pauline, Béatrice et Soraya, les aînées, font des études à Paris, à Berlin et en Suisse et seules les deux petites, Asma âgée de six ans et Léa sa cadette, partagent en cette période de Covid et de confinement le quotidien du couple à Beyrouth. Les rapports entre celle que le mari voit comme « une centrale nucléaire » alors que lui serait proche de « l’éolienne » sont devenus difficiles. « Tout déteint sur son humeur. La situation politique. La parution d’un livre. (…) Un avenir précaire. Le Liban. (…) Nos parentalités. (…) La dévaluation de la monnaie locale (…) Les couches tectoniques de l’Histoire, sans compter le survol quotidien de notre espace aérien par les drones, les avions, les mouettes, les moustiques » s’agace le mari. Effectivement, elle reconnaît vouloir tout vivre et tout de suite, son énergie vitale est à ce prix. Plutôt que de choisir, elle embrasse la multitude : femme deux fois mariée, mère de cinq filles, auteure de poésie et de romans, écartelée entre Beyrouth et Paris, entre son besoin d’écriture, son affection pour les siens et son quotidien. Source récurrente de conflit : son désir de quitter un Liban en pleine expansion incontrôlée de l’épidémie de Covid, marqué par une grave crise économique, financière et politique. Quand elle, envahie par la peur et bloquée dans son travail d’écriture, voudrait partir tant qu’il en est encore temps, lui, en bon idéaliste, s’y oppose n’y voyant que lâcheté et trahison. Pourtant, « Même la main-d’œuvre étrangère retourne dans son pays d’origine, où la misère a soudain des relents de paradis ». Quand tout s’écroule faut-il fuir sa terre d’origine pour sauver sa vie et celle des siens ou rester et lutter pour offrir à ses enfants une vie digne dans leur propre pays ?  L’alternative n’en finit pas de les diviser.
C’est lors d’une séance de thérapie de couple qu’« à quinze kilomètres à vol d’oiseau de l’explosion tout a vacillé» . Tous pensent à une bombe ou à un attentat à la voiture piégée. De fait, ce 4 août 2020, alors que face à la pénurie des produits de première nécessité une part de la population a déjà fui, une double explosion frappe le port de la capitale. « Dans les rues, dans les pupilles, le présent n’était plus que sidération et les ruines se disputaient le néant avec des restes humains. » La seconde explosion, la plus terrible, celle du hangar 12 contenant officiellement 2400 tonnes de nitrate d’ammonium (et officieusement 350 tonnes seulement, le reste ayant été revendu clandestinement par des membres du gouvernement corrompus comme explosif aux différents belligérants des actuels conflits armés) aurait atteint selon l’université de Sheffied le dixième de la puissance de la bombe lâchée sur Hiroshima et compterait parmi les plus grosses explosions non-nucléaires de l’histoire. « Le comble, me dit-il, c’est qu’au terme de cette affaire nous devons leur baiser les mains d’être corrompus. S’ils n’avaient pas revendu le stock d’ammonium, il n’y aurait plus un seul Beyrouthin en vie. » « Ici nous mourons d’une comorbidité chronique et la Covid n’est qu’un détail de l’Histoire. » « On nous promet des aides humanitaires. Israël aussi se joint à la partie. – Dieu nous préserve de nos prédateurs, disait ma grand-mère, dont les pires sont nos sauveurs. – (…) Ici on ne sait jamais vraiment à quelle sauce on sera mangé, envahi, sauvé, remangé. »     

        Ce qui fait bien évidemment cadre ici c’est ce Liban éternellement conquis, « Jadis par les bottes ottomanes, croisées, byzantines, romaines ou grecques. Aujourd’hui à la solde d’une mondialisation dont le vent ne tourne qu’en direction de cette nostalgie coloniale fondue dans un nouvel empire : une mondialisation friande de nous diviser en État-nation pour mieux nous exploiter au profit de ce capitalisme devenu l’unique moteur du monde. » « La tutelle est notre malédiction. Elle se négocie au rabais sur le dos de nos désastres » comme celui de l’explosion du port le 4 Août 2020 qui a tué 220 personnes et fait plus de 6500 blessés. Hyam Yared ne se focalise pas sur ce seul événement tragique qu’elle a vécu en direct mais en profite pour, à travers ses débats avec Wassim et leurs proches, dérouler l’histoire malheureuse de ce pays qui est le sien depuis plusieurs générations, de la famine de 1915 à nos jours. Pour elle, entre les traumatismes des guerres passées, la guerre civile, les dangers du communautarisme, la crise économique et la corruption politique, ce pays exsangue n’est plus qu’« un rêve » qui les a tous « rendus fous ». Si la narratrice qui a la double nationalité libano-canadienne, son mari étant franco-libanais et son chauffeur syrien, considèrent la diversité et la cohabitation de leur pays comme une richesse, ils dénoncent âprement les frontières confessionnelles actées dans la constitution qui ne font que dresser les uns contre les autres. « Les religions, ici, sont les guerres des autres. (…) les musulmans ne sont pas des musulmans , ils sont sunnites, chiites, alaouites, ismaélites. Il y a autant de nuances dans les rites religieux qu’il y a de tonalités dans les sentiments de l’âme humaine. Les chrétiens, eux, sont maronites, grecs orthodoxes, grecs catholiques, arméniens orthodoxes, arméniens catholiques, protestants, romains catholiques, syriaques catholiques, syriaques orthodoxes, latins, assyriens, chaldéens, coptes. (…) Pour le reste il faut relire Camus : Mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde». « L’article confessionnel a créé une faille. Depuis nous ne cessons d’être divisés. À moins de changer les lois, notre fausse démocratie n’accouchera jamais d’une vraie république. » « Une nation vendue comme une putain dans un bordel n’en est pas une. (…) Ici nos macs sont nos dirigeants et le peuple est exhibé sur le trottoir. Les clients se bousculent, changeant au gré des enjeux et des nouveaux protagonistes impliqués dans la région. » « Faire croire aux Libanais que le vote suffit à renverser le pouvoir, c’est comme dire à un troupeau de gnous qu’en se précipitant vers un ravin, ils viendraient à bout du cycle de la nature. Une loi électorale à valeur constitutionnelle qui favorise les grands partis confessionnels ne peut pas faire une nation. »

Dans ce Liban amplement décrit et analysé dans Implosions, (etle pluriel utilisé n’est pas anodin) vient se greffer un autre effondrement, plus ordinaire et universel, celui du couple de la narratrice qui vient non se juxtaposer au premier mais y faire écho. Une dizaine d’années de vie commune, deux enfants, la difficulté pour le mari d’être le compagnon d’une écrivaine, pèsent lourd.  « Il est loin le temps où il disait comprendre mon besoin d’enquêter, d’écrire, de rencontrer, de remonter à la source de ce qui est insondable. (...) L’amour inconditionnel des débuts s’étaient mis peu à peu à se distendre sous l’effet de la peau étirée de mon ventre ». La Covid en rajoutera une couche : comment fait-on pour réinventer l’intime quand on vit confinés à quatre dans un petit appartement et que tout s’écroule autour de soi ?  Seules les petites viennent faire ciment et égayer de leurs réparties d’enfants l’atmosphère rendue pesante par les dissensions des parents. Et puis paradoxalement ou non, est-ce d’avoir été ensemble lors de l’implosion du port ou la peur partagée quant au sort des fillettes alors chez la nourrice, le couple se retrouve instinctivement soudé face à la tragédie quand elle survient.  « Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l’emporte sur les litiges et l’empathie renaît de l’inexorable : un avenir commun à bâtir malgré tout. »

Hyam Yared, en féministe résolue, règle ici ses comptes avec le patriarcat, le machisme et le sexisme présents dans son couple comme dans toute la société libanaise et nombre de ces griefs pourraient fort bien concerner de nombreux autres pays. La vie conjugale et ses compromis, la perte de l’autonomie et de la liberté aliénées par le mariage, cette image séculaire de la maternité qui derrière la mère gomme l’individu, la place que l’éducation des enfants prend dans la vie de celle-ci, sont des problématiques assez universelles pour causer à toutes. « Plus mon ventre gonflait plus je me vidais. Comme si penser et écrire étaient devenus incompatibles avec les répits amoureux de la vie. (…) j’en faisais des cauchemars. Comme cette nuit où une phrase m’avait tirée du lit : Aujourd’hui, je ne suis pas morte, je suis enceinte. » Le fait d’avoir exclusivement donné naissance à des filles, renforce le côté féminin du récit. La nature même du métier d’écrivaine de la narratrice, qui comme toute profession artistique a du mal à se laisser enfermer dans un cadre et peine à se mettre entre parenthèses en période de création, vient orienter et élargir ce questionnement sur l’acte même d’écriture et le métier d’écrivain voire sur tout métier-passion (en opposition au métier alimentaire ou au métier occupation), si admiré pour les hommes qui les pratiquent et si mal admis pour les femmes.« Écrire est de tous les engagements le seul qui compte ». « L’espoir naissant en quelque sorte de l’écriture, parce qu’en posant les mots sur la peur, la colère, les problèmes, on peut déjà avancer. » On ne sera donc pas surpris que l’autrice lorsque le doute la gagne appelle Virginia Woolf et d’autres consœurs en écriture à la rescousse et qu’elle s’interroge face au drame de son pays sur la dualité entre l’écriture et l’action. « Écrire ne suffit pas. Il faut aussi se donner le droit de vivre. (…) j’ai cru en la suprématie de la langue sur les vies. Conféré plus de noblesse à la littérature qu’à l’anonymat de ceux qui préfèrent se taire ou mourir.  La vie vaut pour elle-même. Le silence aussi. (…) Plus rien n’est légitime. Pas pleurer. Pas écrire. »    
Et pourtant, au-delà des doutes, Implosions parvient à nous restituer à peine un an après ces événements toute l’angoisse et l’histoire de ce pays dévasté et maltraité et à y introduire l’univers intime de son auteur, avec une langue superbement travaillée, que ce soit dans les nombreux dialogues, dans l’analyse des situations, dans l’introspection, dans les scènes ludiques avec les enfants ou le délire de mots épars et forts d’une victime choquée sur le champ de ruines. La poésie en vers ou en prose s’intègre au récit à des endroits où on ne l’attendait pas. « Les photos de la plus jeune victime de l’explosion remplissent la Toile de nos écrans. Elle serait morte écrasée contre un mur sur lequel l’a propulsé le souffle comme un oiseau qui aurait raté le ciel. » Cela n’empêche bien évidemment pas l’auteure soucieuse d’adapter sa langue au sujet abordé et à celui qui s’exprime, d’user d’un vocabulaire économique et financier plus technique pour Wassim et plus politique pour les propos de leur ami Maroun.

Hyam Yared dans ce récit-témoignage du chaos qui a suivi la catastrophe ne cache ni ses doutes ni sa colère. Si Implosions ne propose aucun remède à son couple ni à son pays, en entremêlant autofiction et actualité, en passant de l’intimité conjugale et familiale lors du confinement ou de ses angoisses d’auteure face à la panne d’inspiration à l’analyse implacable de la réalité historique, économico-financière et géopolitique de son pays, Hyam Yared traduit parfaitement la confusion qui envahit de façon non identique mais parallèle le Liban et son esprit. Le lecteur, emporté, chamboulé, interrogé, scandalisé ou ému, vit de l’intérieur ces multiples déchirements tout en profitant de cette immersion sans masque dans la réalité d’un pays dont la fragilité constitutionnelle et le chaos endémique n’ont pas fini de hanter les médias et de faire souffrir ceux qui les subissent. Émergeant de ce cri d’amour et de désespoir pour ce Liban marqué par le malheur, la rage de vivre de Hyam Yared, son authenticité sensible, son humour et la fraîcheur impertinente des interférences de Léa et Asma qui viennent égayer le texte avec leurs mots d’enfants, laissent malgré tout une place à l’espoir. Face à Soraya qui bousculera sa mère d’un « Arrête avec tes boucs émissaires. Tant qu’on cherchera d’autres responsables que nous-mêmes, il n’y aura pas d’avenir. (…) La trahison nous ne la devons qu’à nous-mêmes », et au souvenir de sa grand-mère qui aimait dire « Peu importe l’issue, c’est le chemin qui compte. Le jardin que l’on cultive », la narratrice relèvera la tête. « La survie consiste à repousser la mort pour l’empêcher d’emporter la bataille sur ce qui reste à vivre. À s’accrocher à ce pays, à mon couple, à mes enfants. C’est de ne pas sauter hors du bateau quand il prend l’eau qui compte. Être au moins les derniers. Me reprendre, me donner tort et affirmer qu’il est possible de mener plusieurs guerres de front. La maternité, la nation, le couple, le désir. Tous azimuts et en désordre.»
Un livre rare, profond, fort et passionnant sur le Liban et l’écriture, et une voix singulière à laquelle de livre en livre on s’attache.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/09/21)    



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Équateurs

(Août 2021)
268 pages, 18 €











Hyam Yared
née à Beyrouth, poète, nouvelliste et romancière, a déjà publié une dizaine de livres



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