La chambre de Milena
Dans la préface de cette pièce, Daniel Mesguich montre bien la démarche de l'auteur : « Filip Forgeau écrit "pour" le théâtre. Entendez, en ce "pour", la destination, bien sûr, mais aussi l'offrande, comme s'il demandait à quelque dieu qu'il nomme théâtre (et qu'il crée d'ailleurs de toutes pièces) de l'aider à faire apparaître des âmes, de l'aider à les donner à voir et à lire. De l'aider à "révéler". A rêver, aussi. Surtout. A rêver qu'elles sont là, présentes, concrètes, visibles, préhensibles. »
C’est un beau portrait de Milena, née à Prague en 1896 et morte en 1944 à Ravensbrück. Il ne faut pas l’oublier, elle qui a eu une relation très proche avec Franz Kafka dont elle a traduit certaines œuvres ainsi que celles d’autres écrivains. Dans la révolte, dans l’indignation, elle n’a pas quitté son pays au moment du nazisme. Rester debout dans le monde malgré les difficultés. Nous revenons aussi dans son passé pour découvrir que sa mère était très douce avec elle mais elle est morte alors que Milena avait treize ans. Elle ne l’a jamais grondée, jamais frappée alors que son père était beaucoup plus violent.
Milena est souvent dans sa chambre mais elle se sent engagée dans le monde : « Rien n'a jamais été gratuit et rien n'a jamais coûté autant de sang que la liberté des hommes ! Au cours des siècles, une loi non écrite s'est instaurée dans le monde : qui ne se bat pas n'a rien ! Tout ce que l'on ne défend pas de ses mains, on le perd ! »
Les rêves jouent un rôle essentiel ainsi que la perception de l’artiste avec « sa vision originale du monde » : « Car le patrimoine de l'artiste a cela de merveilleux qu'il comprend comme matière de son œuvre ses aspirations, ses désirs, ses visions, et même le monde entier.
La terre tournait avant Galilée et le courant électrique existait bel et bien, mais le monde n'en savait rien. De la même manière, ce n'est pas qu'avant Shakespeare il n'y ait pas eu d'Hamlet ou de Michkine avant Dostoïevski, c'est simplement que le monde ne les connaissait pas, que le monde était privé d'eux en quelque sorte, que le monde ne se doutait pas de leur existence et n'en tenait pas compte. »
Une très belle pièce sur le courage, sur l’importance de rester debout dans le monde, sur l’importance de lutter contre le mensonge, sur le rôle du rêve, de la création, du théâtre… Un texte très riche, très fort à la lecture et qui prend toute sa dimension dans sa mise en scène. Milena échange avec la voix de Franz qui reste un compagnon pour elle malgré l’absence.
Brigitte Aubonnet
(03/03/21)