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Laurent GAUDÉ


Et les colosses tomberont


L’histoire vous la connaissez tous, c’est ce que les médias ont qualifié de « printemps arabe ». 
Tout comme la poésie, le genre théâtral sous sa forme livresque qui s’appuie pareillement sur les mots et l’oralité, ne se prête que peu aux commentaires. Rien ne peut en rendre compte mieux que la langue et la musique qui porte l’œuvre elle-même.  J’abuserai donc ici des extraits et citations pour tenter de restituer au mieux l’essence, le parfum et de la puissance de Et les colosses tomberont, réunis en un bouquet impressionniste personnel.

La pièce commence avec Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant auquel la police interdit d’exercer son gagne-pain, qui saisit sa marchandise en l’insultant et le menaçant d’emprisonnement. Face à cette négation brutale de sa parole, ses actes et son existence par les forces de l’ordre, en protestation, le jeune homme s’immole par le feu. La torche vivante embrasera toute la ville, puis la population tout entière de cette Tunisie dirigé par l’arbitraire, la corruption et écrasée par la misère. La victime portée immédiatement au rang de héros devient le symbole de cette révolution pacifique dite « du Jasmin » et l’auteur dote cette figure emblématique d’un pouvoir visionnaire.
Je crois que je l’ai vu. Au moment d’allumer le briquet, dans ces secondes qui étaient des vies, je crois que je l’ai vu: que sept pays s’embraseraient. Que mères et fille iraient ensemble. Que père et fils se retrouveraient dans la rue. Que la foule grandirait de jour en jour. Je crois que je l’ai vu: que sept dictateurs seraient réveillés dans l’urgence, en pleine nuit, par des conseillers apeurés…

Ce qui anime les sept actes de cette pièce c’est le souffle libérateur et collectif de ce Printemps arabe, ce qu’il révèle, transforme, emporte ou engendre par et sur ces rassemblements de foule exceptionnels, voire de façon durable sur une société tout entière : J’ai pris place dans la foule. Ni plus ni moins. Un de plus dans la foule scandant avec la même rage, riant avec la même insouciance. Comme les autres. [...] Quelque chose a changé. Messaoud, Fouad.Karim. Comme les autres. Ahmed. Fayçal. Aziz. Des dizaines d’autres. Des centaines d’autres. Mariam. Nour. Des milliers d’autres. Et nous ne sommes pas une foule. Ça c’est ce qu’ils veulent nous faire croire. Comme ils disent ‘troubles’ pour ne pas dire ‘soulèvement’, ‘casseurs’ pour ne pas dire ‘jeunesse révoltée’. Nous ne sommes pas une foule, nous sommes un peuple. [...] Hommes et femmes. Ni plus ni moins. Un peuple entier.  
Installée dans la rue la foule ne lâche rien :
Ce que nous trouvons inacceptable, ce n’est plus la misère,
Et les vies de trois francs six sous
Ce n’est plus le chômage,
La corruption
Les journaux muselés,
L’impunité.
Ce que nous trouvons inacceptable, c’est leur gueule,
Leur moue paternaliste
Leur air de mépris, leurs uniformes bien repassés,
Leur visage bouffi. [...]
Ce que nous trouvons insupportable,
Ce sont leurs mots,
Inchangés, vieux et sûrs d’eux-mêmes.
Alors non, il n’y aura pas de réforme,
Parce que dorénavant, il n’y aura de fin
Que lorsque les colosses tomberont.
Et les colosses se cabrent : C’est un vieux monde qui meurt. Tu croyais que cela se ferait dans la joie ? Il se bat, réagit, secoue sa carcasse, essaie de s’en tirer. Et ça saigne, oui. Des gens meurent. Un monde disparaît. Ça prend du temps et c’est sale.

Quand l’écho de cette lutte unitaire, obstinée, incontrôlable et joyeuse parvient dans les pays frères, la révolte devient politique et les dictatures en place se retrouvent en point de mire. La révolution générale s’installe.Le mot d’ordre « Dégage ! » (Erhal !) adressé initialement à Ben Ali puis repris par les voisins contre leurs propres tyran est resté depuis comme le slogan phare de ces révolutions.  Ça saute les frontières, grandit, s’étend, mois après mois, transformant les pays en jeu de quilles. Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie, Maroc, Bahreïn... [...] Est-ce possible sept peuples qui poussent le même cri ?
Mais la répression ne se fait pas attendre:
Où est la belle réjouissance du début,
Quand tous pensaient que les vieux colosses allaient partir ensemble,
Renversés par le même vent ?
Où sont nos sourires de défi
Et notre irrévérence ?
Adieu frères,
C’est là que nous nous séparons.
Nos pays nous rappellent et ils n’ont pas le même nom.
Nous regarderons votre liberté à la télévision,
Et nous sourirons
Car votre victoire, lorsqu’elle sera pleine, sera lumière dans notre chaos.

Le devenir de ces mouvements populaires n’est pas le sujet développé par l’auteur. C’est sur l’élan, la force de cette vague déferlante, son enthousiasme et sa beauté que celui-ci se focalise:
Ceux qui ont vu cela en resteront changés pour toujours.
Vous avez vu les géants aux pieds de glaise se décomposer,
Devenir petits, devenir peureux, devenir vieillards.
Vous avez vu les peuples danser.
Rien ne peut redevenir comme avant, ce n’est pas vrai.
Bien sûr d’autres dictateurs viendront.
Bien sûr pour la Syrie, le sang,
Pour la Libye, le sang.
Bien sûr le pouvoir écarté, le pouvoir remplacé.
"tout ça pour ça" disent déjà certains d’entre vous,
Mais quand même:
Vous avez été libres.
Pas de naissance, pas d’évidence, mais de combat.
Il faudra raconter cela :
La joie indestructible.
Avoir senti l’Histoire.

Dans cette image du jeune monde qui remet en cause son héritage, des personnages émergent de la foule, une jeune femme et sa mère, un enfant en passe de perdre complètement la vue ébloui et éblouissant, deux frères, deux amoureux... La foule ici n’est pas anonyme mais riche de sa diversité et unie, c’est toute la population qu’elle représente. Laurent Gaudé la dessine radieuse et s’appuie sur un chant choral pour en restituer la complexité mais aussi la puissance et l’intensité, oscillant entre la ferveur, la joie de cette liberté et cette dignité retrouvées dans la lutte mais aussi la tragédie des répressions violentes avec son cortège de blessés et de morts innocents payant de leur sang leurs espoirs. Si les dialogues percutants souvent se font armes, la tendresse, l’émotion et la beauté parfois s’y infiltrent.  Bien naturellement Laurent Gaudé n’échappe pas ici au lyrisme révolutionnaire mais celui-ci prend alors les couleurs de la rue, du peuple, ses rêves, sa joie et sa fureur, de l’humanité en marche et non du discours. Et derrière l’incarnation de cette force à l’œuvre dans le processus révolutionnaire, la question de l’émancipation des femmes, l’innocence de l’enfant aveugle mais instinctivement clairvoyant sur l’importance de ce qu’il vit dans cet instant historique, la fraternité qui soudain les unit, viennent adoucir et éclairer le tableau. C’est ce moment où le peuple se forme et donne de la voix de façon unitaire que l’écrivain fixe avec sensibilité sur la photo. Ne plus être un mais tous.

Ce peuple plein de fougue et d’espérance le lecteur l’entend, le voit, l’accompagne, s’en émeut.
L’écriture théâtrale puissante de Laurent Gaudé est trop souvent éclipsée par le succès de sa production romanesque. Elle mérite pourtant vraiment d’être lue, entendue et jouée sur scène. On ne peut que regretter qu’à l’heure où le théâtre actuel se nourrit souvent des romans de leurs contemporains, un texte théâtral fort comme celui-ci n’ait pas été repris par d’autres metteurs en scène après le travail des élèves du Conservatoire de Paris sous la houlette de Jean-Louis Martinelli. Si une compagnie avait la bonne idée de se saisir de Et les colosses tomberont et qu’une représentation s’en donne près de chez vous, précipitez-vous toutes affaires cessantes. En attendant, laissez libre cours à votre imagination,  goûtez ce texte débordant d’énergie et de lumière qui  ne manque ni d’émotions ni de pertinence et m’a, pour ma part, emportée totalement.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/08/18)      



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Théâtre








Actes Sud Papiers

(Mai 2018)
56 pages - 12 €













Laurent Gaudé,
né en 1972, romancier, dramaturge et nouvelliste, a publié une vingtaine de livres chez Actes Sud.
Il a obtenu plusieurs prix dont le Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta.


Bio-bibliographie sur
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