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Marcus MALTE

Cannisses



Dans un de ces lotissements où toutes les maisons s'alignent presque identiques, un homme qui vient de perdre sa femme d'un cancer se retrouve seul avec ses deux garçonnets de 4 et 6 ans. L'homme effondré tente pour eux de surmonter son chagrin mais ne peut se départir d'un certain sentiment d'injustice. Pourquoi le sort s'est-il acharné sur leur maison et non sur celle d'en face ? Si, au lieu de cette villa maudite où ils habitent, ils avaient choisi cette maison-là, serait-ce le voisin qui se serait retrouvé veuf et non lui ? Plus il épie les voisins, caché derrière les cannisses, plus il se persuade que sa maison est la seule responsable de la tragédie qui les a frappés, lui et ses fils, il y a deux mois.

"Maintenant que j'y songe, la chatte Guimauve elle s'est fait écraser dans les tout premiers jours de notre arrivée. Ça ne faisait pas une semaine qu'on avait emménagé ici. On aurait dû comprendre que c'était un signe. Une sorte d'avertissement. Je m'en veux, c'est moi qui aurais dû y penser. En face, ce n'était pas encore vendu. Ce n'était pas trop tard pour changer. On n'avait pas déballé la moitié des cartons. Il suffisait de traverser la rue pour inverser le sort. C'est moi qui serais allé déposer un petit mot dans sa boîte aux lettres à lui. Ses condoléances, ça me fait une belle jambe. Dire qu'il suffisait de traverser."

Ces voisins, un jeune couple et une gamine de cinq ans, certes, se sont montrés compatissants envers lui mais leur bonheur tranquille le renvoie en permanence au vide laissé par l'absente et à son malheur. Cela tourne à l'obsession. Il finit par espérer un déménagement ou un échange de maisons, mais sa proposition semble incompréhensible et folle à ces gens qui se trouvent fort bien chez eux. Alors, il rumine son amertume : "La foudre nous a frappés. Le malheur. Nous et pas eux. Ça se joue à si peu de chose : le même lotissement, la même rue, mais pas le même numéro. Pair ou impair. On n'a pas misé sur le bon. C'est ma faute, je le reconnais. Mais permettez-moi de croire que tout n'est pas perdu."

Le quotidien dans la maison en deuil est difficile. L'homme au chômage fait son possible pour remplacer la mère et gérer le quotidien mais l'ordinaire des mômes est fait de gaufres préparées en nombre et réchauffées, de morceaux de sucre, et de soirées télé jusqu'à pas d'heure. Le désordre s'installe.

Lorsque les garçons sont invités dans le pavillon d'en face pour la fête d'anniversaire de la fillette, le père décide de changer de tactique et de profiter de cette opportunité pour se rapprocher de ses voisins, pour pénétrer la maison du bonheur qu'ils lui ont volé. Il profite du mouvement et de l'ambiance festive pour dérober, incognito, la clef de la maison. Puisque cette villa ils auraient pu, dû, y habiter, il décide d'y pénétrer clandestinement, lors de l'absence des habitants, accompagné de l'ombre de son épouse disparue pour fureter partout et écouter de la musique au salon. Des moments de calme et de retrouvailles qui l'apaisent.

Et puis voilà qu'un jour la voisine disparaît. Le cas n'est pas rare, de nombreuses personnes disparaissent chaque année sans qu'il faille trop s'inquiéter, explique à tous le policier. Ils vont lancer un avis de recherche mais il ne s'agit probablement que d'une fugue. Le mari, abasourdi, désorienté, s'effondre. Le veuf plein de sollicitude en profite pour gagner sa confiance et le voisin lui propose de s'occuper temporairement de la petite et de faire un peu de ménage chez lui, pendant qu'il est au travail. Une aubaine inespérée pour le veuf qui pourra désormais investir la maison ouvertement et avec ses fils, sous prétexte de garde d'enfant. Un répit de quelques mois jusqu'à ce que le maître de maison se sentant par trop envahi, les flanque dehors. Il venait de noyer son licenciement dans l'alcool et trouver les portraits de la défunte de la maison d'en face, posés en évidence sur la cheminée, avait été le coup de grâce.
À partir de ce moment les désastres dans la rue s'accumulent…

Derrière cette histoire écrite à la première personne, qui nous immerge dans la douleur du personnage de l'intérieur, pointent des questions d'ordre plus général qui pourraient nous concerner. À quoi tient le bonheur, n'est-il que les prémices du malheur ? La disparition d'un être cher peut-elle suffire à faire basculer un homme ordinaire dans la confusion ? Qu'est-ce qui sépare la normalité de la folie ?

Le récit commence sur une situation classique de deuil conjugal et de la souffrance qui l'accompagne mais, dès les premières lignes, l'atmosphère s'installe, étrange, dérangeante, inquiétante, et on devine déjà le dérapage. Quand le personnage bascule dans l'obsession malsaine, que le drame domestique vire à l'horreur, l'angoisse du lecteur, qui hésite à croire ce qu'il pressent, se transforme progressivement en effroi. On est ici indubitablement plongé au plus profond du noir, du très noir.

Sans en faire trop, avec sobriété et efficacité, jouant de l'ellipse ou du matériau brut selon les moments, alignant, avec un rythme sans faille, des phrases courtes et percutantes, Marcus Malte nous embarque sans ménagement, au-delà des apparences de normalité, dans les turbulences d'un cerveau malade. La souffrance du personnage a aboli en lui toute humanité et toute raison, ses frustrations ont ouvert la porte à une constante paranoïa et, tirant parti de la surveillance rapprochée effectuée à travers les cannisses ou à l'intérieur même de la tanière où il a réussi à s'introduire, il tisse les fils de sa machination perverse et passe à l'acte. Ou pas. Puisque le talent de Marcus Malte est ici de faire monter la tension, de semer des indices bien visibles, mais de passer de drame en drame sans jamais en élucider aucun, laissant la porte entrouverte à d'éventuelles coïncidences ou à une réalité peut-être bien différente de celle que le lecteur se forge à travers les propos de ce veuf inquiétant. La douleur peut rendre méchant et ses proies se transformer à leur tour en bourreaux, parfois. Mais où est le réel et où la folie ?

Histoire de brouiller un peu plus les pistes, Marcus Malte joue, au détour d'une conversation entre les deux voisins, avec cette "insécurité" médiatisée au point d'en devenir fantasmagorique, qui fait trembler les honnêtes propriétaires. "Vous ne trouvez pas que le quartier est en train de changer depuis quelques mois ? […] Depuis qu'ils ont fini de construire les immeubles, de l'autre côté du boulevard. Des logements sociaux, ils appellent ça. Oui. Maintenant on voit traîner des gens, parfois. Une drôle de faune. Surtout le soir. Pas des gens d'ici. Plutôt des étrangers. Ils rôdent. […] c'est malheureux mais on ne se sent plus vraiment en sécurité dans ce quartier.". Et si le fil rouge du récit est bien évidemment la folie du veuf vue à sa hauteur et dans sa tête, quand les circonstances le permettent, l'auteur replace ses personnages dans un contexte sociologique plus large, évoquant les ravages du chômage, de l'alcoolisme, de la télé... Ajouter une couche de noir sur le noir jusqu'à s'y noyer.

Tout est dans la finesse, la justesse, et le court format de la novella en renforce encore l'intensité. Face à cette histoire remarquablement ficelée au suspense Hitchcockien, le lecteur impuissant assiste à la dérive du héros, à la matérialisation de ses fantasmes les plus macabres et se trouve lui-même embarqué, sans filet, dans des territoires incertains et obscurs qui le font frissonner ou l'épouvantent.

Le personnage principal, cet être ordinaire sans nom ni prénom qu'un accident et le désespoir entraînent aux confins du pire, cet univers banal et lisse, mais clos, de la résidence qui brutalement se hérisse de mines, nous renvoient aussi à la nouvelle Le forcené ou à La théorie du Panda du grand Pascal Garnier. Il y a la même humanité, le même regard, la même fascination pour l'ombre et le désordre chez ces deux-là. Deux pessimistes enjoués qui fouillent et affrontent l'horreur avec, toujours, l'esquisse d'un sourire narquois ou tendre. Un régal !

Un polar prégnant et efficace à ne rater sous aucun prétexte.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/05/12)    



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Noir & polar









Atelier in8

(Mars 2012)
88 pages - 12 €









Vous pouvez lire
sur notre site

un entretien avec
Marcus Malte








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