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Ella BALAERT

De plume et d’ailes


De plume et d’ailes se présente comme un abécédaire rédigé autour de la pseudonymie accompagnée d’une réflexion personnelle sur les racines, l’identité et le masque.
Le pseudonyme est un objet paradoxal, faux nom il dit du vrai de nous, public, il se tisse d’intimité. S’agit-il d’un dédoublement de personnalité ou le recours aux pseudos littéraires au lieu de masquer le « moi » ne ferait-il qu’exhiber le fait que « je » est un masque ?
Petit florilège autour du pseudonyme :
Bâtard : Sans passé, sans étymologie, le pseudonyme c’est l’enfant qui n’est pas né comme les autres, le bâtard qui cherche à s’introduire parmi les enfants légitimes.   
Ciseaux : À la naissance on te coupe le cordon ombilical, le lien généalogique de la chair : on coupe et aussitôt remplace ce qui a été sectionné : on te donne un prénom et un nom (…) Quand tu prends un pseudonyme et qu’avec des ciseaux tu coupes également ce cordon nominal ? C’est un ventre sans nombril.  
Faux : Tu ressens comme faux les noms de famille ou d’épouse que l’on t’imposa et comme seul vrai le nom que tu t’es choisi.
Blessure : Victor Margueritte tenait beaucoup à son double T paraît-il et détestait qu’on écrivît son nom comme la fleur. Tu le comprends. Toi ton pseudonyme n’a qu’un L. Pourtant tu ne comptes plus le nombre de fois où tu l’as vu écrit avec deux L. Avec deux ailes. Normal pour un nom de plume.
Baptême : À quelle communauté le fait de te renommer t’aura-t-il permis d’accéder ? À celle des gens de lettres, non pas au sens de cercles littéraires mais de gens faits de lettres. 
Armure : Ton pseudonyme t’est armure (…) tu t’es glissée, moulée, dans cette cotte de mots dont les mailles retiennent l‘hostilité du monde.
Autrice :De celle qui porte le nom de ton enfance et de celle qui choisit le nom de ta plume, laquelle vit et laquelle joue la comédie de la vie ? Laquelle met en scène l’autre et laquelle met en mots ?
Auteur : C’est la plume qu’il s’agit de nommer non la main qui la tient.
Appel : C’est toi et ce n’est pas toi. Qui est là, sans être là. La part du rêve est sauve. Tu peux t’échapper.
Dieu : S’il est un maître en pseudonymes c’est bien Dieu (…) Est-ce à dire que prendre un pseudonyme, c’est se prendre pour Dieu le père ?
Autant de pseudonymes autant d’histoires, mais pour Ella Balaert partout et toujours c’est « un travail de deuil et un désir de liberté » et « par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie » (Cyrano).
Vivre sous pseudonyme destine à une certaine solitude. « Seule sur mon rocher, j’avoue un doute immense. La multiplication des noms est l’autre face de la tentation du sans-nom et de l’anonymat. Cela dit la même chose, de la dissolution d’un rapport d’essentialité au nom. Ce sont des questions que je pose dans le récit, mais qui sont d’emblée induites par le choix formel d’un dialogue tronqué, lequel présente l’avantage d’ouvrir un espace, entre les deux "moi", propice à l’humour et à la prise de distance. »

L’abécédaire d’Ella Balaert inscrit le pseudonyme dans une filiation littéraire. On y croise entre autres de nombreux auteurs sous leur pseudonyme en entrée principale (Gary-Ajar, William Shakespeare, Molière, Nasr Eddin, Nerval, Racine, Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar) et d’autres comme les illustres Rabelais, Montaigne, Marcel Duchamp, Breton, Stendhal, George Sand, Kierkegaard, Rimbaud, Duras, Balzac, Quignard, Sartre, Dante, Beckett, Pessoa, Ionesco, Fred Vargas, Queneau, Borges, Ricoeur, Valery, Prosper Mérimée, Frédérick Tristan (liste non exhaustive)  s’y trouvent embusqués derrière un ou plusieurs autres mots clés.  Chercher Molière et le trouver à « Molière » rien de plus banal mais le retrouver ensuite sous « chimère » illustre bien l’intention de l’autrice de ne pas se laisser enfermer dans le cadre de l’abécédaire qu’elle s’est choisi mais d’en jouer et d’en exploiter toutes les possibilités. Ne pas en faire une entrée directe mais cacher Fernando Pessoa, le grand maître portugais des hétéronymes, derrière « Tour de Londres » non seulement surprend et interroge mais fait aussi magistralement écho au goût du secret et au jeu de masques successifs ou simultanés qui caractérise cet auteur singulier. Cela renverrait-il au mystère même du pseudonyme et de son message crypté ? Sous ton pseudonyme tu joues la vie à ni pile ni face. Ou les deux à la fois.
Sous les entrées « contes », « chat », « Barbe-bleue », « Peau d’Âne » et « Poucet » ou des noms de conteurs subrepticement glissés derrière une autre entrée, elle nous propulse dans le monde magique des contes d’ici et d’ailleurs et sur les territoires de l’enfance pour y explorer l’imaginaire et l’inconscient. Ce regard mobile et pluriel que Ella Balaert porte autour du pseudonyme sur un champ d’investigation qui se veut le plus vaste possible l’entraîne aussi à revisiter la mythologie (Thésée, Lilith ou Zéphyr) et bien évidemment de célèbres personnages auxquels la littérature a su donner non seulement un visage et une identité mais une éternité comme Cyrano.

Mais De Plume et d’ailes n’est pas qu’une présentation conceptuelle et artistique du monde littéraire sur le thème du pseudonyme classé par ordre alphabétique. L’autrice y partage en outre une réflexion personnelle et intime sur son parcours d’écriture en évoquant à l’occasion l’un ou l’autre de ses livres précédents et ce qui les articule entre eux. Elle s’attache plus encore à fouiller ce qui se cache derrière ce thème premier comme la cohabitation plus ou moins heureuse de l’identité publique avec celle du privé, l’image de soi, le poids de la lignée généalogique et de la famille proche avec ses non-dits, l’exil, secrets et silences, ses traumatismes et ses deuils jamais cicatrisés, sa culpabilité et ses rancœurs. À partir de ce dispositif narratif éclaté qui ne saurait  avoir pour ambition d’appréhender avec une totale exhaustivité un périmètre d’étude si vaste, Ella Balaert se permet en toute liberté et subjectivité de choisir les thèmes et les entrées qu’elle va explorer en profondeur, à la fois comme objet d’étude singulier et comme élément d’un tout qu’elle organise de façon dynamique. Elle s’y amuse même à imaginer dans « dialogue » une confrontation entre elle-même prise comme individu et l’écrivain qu’elle est devenue avec un résultat assez savoureux et non sans profondeur. Plus encore, elle s’y livre pour la première fois transformant ce projet littéraire formellement contraint en espace de confidences personnelles et d’échappées biographiques données ici à titre d’illustrations de son sujet :      
Autre : Quand tu étais adolescente, tu haïssais ce corps qui te jouait le sale tour de n’en faire qu’à sa tête : saigner, grossir, rougir, être lourd, être là, être laid, t’encombrer.
Algue : Il y a dans le mot Racines quelque chose qui te gêne, qui te fixe, immobilise et enfouit, presque t’enterre vivante toi, qui d’une certaine façon ne tiens pas en place. (…) l’algue, en revanche, a l’esprit nomade.
ou en référence aux enfants morts avant de recevoir un nom qui la renvoie aux fantômes qui quelque part hantent  les Limbes du premier cercle de l’Enfer de Dante :
Anges : Tu n’es pas un ange, tu ne l’étais déjà pas petite. Mais tu as cinq frères qui le sont. Et de ces enfants involontairement envolés, douleur tue de tes parents, longtemps tu sentis battre dans ton dos, tous les jours, les ailes. Jusqu’à ce que tu prennes un nom de plume.

« Qu’est-ce qui fait une identité, qu’est-ce qui est réel, comment trouve-t-on sa place, son Placement libre ou d’office, dans un groupe ? » À partir du pseudonyme l’auteure, oscillant entre un regard positif soulignant sa fécondité et la libération qui l’accompagne, et un regard négatif l’associant tantôt à une prison, un sacrilège ou un parricide, amène à méditer sur l’identité, les racines et la famille, questionne le pseudonyme plus qu’elle n’apporte de réponse à son questionnement. Mais même s’il comporte une part de renoncement, peut avoir des aspects mélancoliques et vouer l’auteur à une certaine solitude, l‘autrice le définit positivement comme la capacité qui lui a été offerte de rejouer sa naissance et de s’inventer un autre rapport au monde et aux autres. Cette introspection détournée qui s’attarde longuement sur l’identité et la liberté est toujours traversée par le regard percutant d’Ella Balaert sur son époque :
Police : En France (…) le nom est une création institutionnellement liée à la police (…) Adopter un pseudonyme ne serait-il donc pas par nature un geste un tout petit peu rebelle et libertaire ? À tout le moins réfractaire à la loi.
Banque :Il n’est pas si lointain, le temps où tu voyais écrit sur les chèques de ta mère qui gagnait sa vie et disposait de son propre compte : Madame + le prénom et nom de ton père. Pour encaisser un chèque libellé à ton seul pseudonyme ta banque ne fait aucun problème. Il t’a suffi de signaler que tes deux noms versaient les sous dans la même tirelire (…) mais tu n’as toujours pas obtenu de chéquier ou de carte bleue le mentionnant.
Vegan : Si nommer l’autre le dévore, par cannibalisme archaïque, prendre un pseudonyme est-ce adopter ou s’imposer un régime vegan ?     
Transnyme : En cas de changement de genre lors de l’adoption d’un pseudonyme, dira-t-on que celui-ci se fait transnyme, comme transsexuel ? On a déjà évoqué les pseudandries, pseudonymes masculins d’autrices, telle la comtesse d’Agoult signant Daniel Stern. Mais il y eut des hommes pour écrire, ponctuellement, sous pseudogynes (…) ils ne sont pas si nombreux que leurs consœurs et ils n’ont pas moins de courage. 
Sur les réseaux internet aussi le pseudonyme ou l’avatar remplacent et rebattent les cartes du jeu.
Avatar : Lors du passage d’un monde à l’autre tout pseudonyme pourrait bien être la transmigration d’une âme d’un nom à l‘autre.

Où classer ce texte qui n’est ni une autobiographie ni une autofiction ni un essai mais comme le nomme l’autrice un « essai incarné » : « Je fais simple état de mes réflexions sur le nom, la nomination, l’identité, les notions de racines ou d’exil, en les éclairant de, mon expérience – et celle de quelques autres autrices ou auteurs.  C’est aussi en cela que la forme fragmentaire était intéressante, car elle traverse les frontières génériques et permet de se faire tantôt essai, tantôt confession, tantôt rêverie, tantôt petit délire, tantôt courte nouvelle, tantôt aphorisme. L’heure était venue de les aborder sous une forme deux fois nouvelle pour moi : l’écriture autobiographique et l’essai. » (Lire l’interview d’Ella Balaert sur Diacritik : https://diacritik.com/2024/05/22/ella-balaert-jai-confie-mon-sort-a-mon-pseudonyme)

Écrit avec un plaisir palpable par une autrice qui ne fait qu’un avec ses livres, cet abécédaire original venu balayer trente ans de vie et d’écriture, conjugue habilement la rigueur de la forme adoptée avec les ouvertures qu’elle permet en ne se privant d’aucune liberté. Cette histoire d’envol, de libération et de renaissance au titre parfaitement choisi, par sa forme ludique qui ouvre la porte à l’humour comme la gravité, la fantaisie et le saut improbable du coq à l’âne, l’engagement féministe et sociétal, les confidences, les souvenirs douloureux, la contradiction, l’érudition et l’impertinence en quelque 250 entrées, peut se lire en continu ou au hasard d’un feuilletage aléatoire. Dans les deux cas, l’émotion, le sourire et la réflexion seront au rendez-vous. Du bel ouvrage.

Dominique Baillon-Lalande 
(15/07/24)    



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Éditions des femmes

(Mai 2024)
204 pages - 16 €

Version numérque
11,99 €








Ella Balaert,
a déjà publié une vingtaine de romans pour les adultes et la jeunesse et une quarantaine de nouvelles en revues.


Bio-bibliographie
sur le site de l'auteure :
https://ellabalaert.
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