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Abdellatif LAÂBI

La Terre est une orange amère


    Si la Terre est une orange amère, elle n’est ni une amie / ni une ennemie dit Abdellatif Laâbi vers la fin de son nouveau livre, avec une distance teintée de douce ironie. Le dernier poème est dédié à la libération d’Ashraf Fayad en août 2022.  Le poète palestinien sortait alors d’une prison saoudienne, où il finissait de purger une peine de huit ans de prison, assortie de huit-cents coups de fouet.  Celle-ci avait remplacé une condamnation à mort, prononcée pour apostasie, après déjà une autre peine de prison. Alors / le poète-prisonnier / a écarté les bras / battu des ailes / et pris son envol, écrit Abdellatif Laâbi le 22 août 2022. Le cours de la vie est amer, mais il a aussi certains jours la beauté du fruit que l’on cueille comme la liberté retrouvée.
     Laâbi saisit la vie à pleines mains, avec lucidité et sagesse. Il pose un regard sur le présent et le passé de sa vie de poète et d’homme en résistance. La terre et ses semblables, ceux qui l’ont précédé, comme ses contemporains, sont là dans ces pages avec l’acuité que confère une langue défaite de l’inessentiel. Le poète invite ici jusqu’à l’artiste pariétal, un homme en projet / une page blanche / que ma main / mue par le plus grand des mystères / a commencé à remplir de signes / inventant ainsi / l’écriture ! Il embrasse ainsi l’humanité dans son ensemble, à l’exclusion du faux compagnon / du tortionnaire sans scrupules. Le monde est passé au crible, sans concession à ses injustices et à ce qui le déchire, bien que l’on ne puisse jamais partager la totalité de ces scènes dont nous ne serons les témoins qu’à distance. Les images atroces / ne montrent que l’endroit / de la tragédie qui s’est déroulée / Nous restons ignorants de son envers, écrit-il dans la partie intitulée « Ukraine Cette guerre-ci ! ».
     Le poète observe le passage du temps sur une planète dont il sait que Le ciel est vide. Il voit la haine, le regret, invite le lecteur à rire, à rire jusqu’aux larmes. Il constate aussi le vieillissement inéluctable, tout en l’associant à la vaste communauté d’êtres auxquels il appartient. Ma feuille / qui s’est détachée / de l’arbre de vie / est restée suspendue en l’air. Les images de la petite enfance pendant les restrictions de la deuxième guerre, le souvenir de son père artisan-sellier dans son échoppe à Fès lui reviennent en mémoire et surgissent au fil de ses poèmes. Il est question du Covid, de la maladie, des hôpitaux, avec une simplicité et une profondeur qui ne manquent jamais de toucher le lecteur. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger, pourrions-nous dire, en citant Térence.  Laâbi s’adresse à l’autre, l’autre en lui, les autres. Vertige de ce moment où il donne présence à ceux qui l’ont précédé sur le lit d’hôpital de la chambre 9, où il est allongé. Tout comme la feuille de l’arbre de vie en suspens, le poète s’allège, ainsi que sa page dont il se demande où elle va s’échouer. Il interroge les choses sous tous leurs angles, ajoute au temps son entre-deux. Le fleuve / où l’on ne se baigne jamais deux fois / coule entre deux rives / auxquelles les philosophies / se sont moins intéressées.
     La Terre est une orange amère se lit et se relit pour y retrouver des mots que l’on veut entendre résonner, parce que leur écho accompagne loin le lecteur et parce qu’ils réservent toujours d’autres facettes à découvrir. Le recueil n'est-il pas en effet présenté comme à la fois livre inventaire et de sagesse ?

Cécile Oumhani 
(29/01/24)    



Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui


Le poète Ashraf Fayad, dont nous avons déjà parlé à propos de La terre est une orange amère, figure bien sûr dans l’indispensable Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Les poèmes y ont été choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi. Leurs auteurs sont aujourd’hui pour la plupart éparpillés à travers le monde. Comme l’écrit Abdellatif Laâbi dans son introduction, c’est un véritable gisement poétique qui nous est donné à découvrir. Les lecteurs connaissent bien sûr des poètes comme Mahmoud Darwich, Fadwa Touqan ou Samih al-Qassim. Celles et ceux qui sont présentés ici appartiennent à une nouvelle génération qui sort de l’invisibilité, grâce à l’énorme travail de l’anthologiste et du traducteur vers le français. Leurs textes sont poignants et prennent avec les événements en cours au Proche-Orient une résonance toute particulière.  Tu es le seul à t’être retourné / et à avoir vu ton visage / alors que nous étions morts, écrit Asmaah Azeizeh, née en 1985. La guerre a pris fin, et les tués sont retournés chez eux sains et saufs. Les martyrs étaient entiers en retrouvant leurs mères, écrit Ghayath al Madhoun, né en 1979. Le pays qui s’est amenuisé comme un nuage d’été / va  bientôt s’éparpiller / laissant de petites taches sur la carte, dit Anas Alaili, né en 1975. Plus que jamais aujourd’hui, il faut lire ce livre, cheminer avec ces poètes.  C’est une façon d’arracher au silence et à l’oubli des voix qui nous interpellent.

Cécile Oumhani 
(29/01/24)    



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Poésie








Le Castor Astral

(Juin 2023)
150 pages - 16 €






Site de l'auteur :

www.laabi.net




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Points Seuil

(Mars 2022)
224 pages - 8,90 €

Textes choisis et traduits par Abdellatf Laâbi, réunis par Yassin Adnan