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Ils sont libres. Le camp où ils ont été enfermés depuis presque vingt ans ouvre ses portes. La plupart, usés, prisonniers depuis si longtemps mais avec un toit sur la tête et des distributions régulières de nourriture, déboussolés, n’ont pas bougé. Ils attendent patiemment ces camions dont ils ont entendu dire qu’ils viendraient les chercher. Certains racontent aussi qu’à l’extérieur tout aurait été détruit et qu’il ne resterait plus rien. C’est de ce récit en trois chapitres (le plateau, la montagne, les plaines) que se nourrit Nord-Est, et le lecteur accompagne en direct, pas après pas, les marcheurs, grimpeurs lorsque le relief l’impose, découvrant les obstacles en même temps qu’eux, partageant leurs doutes et leur découragement quand la fatigue les terrasse ou que ces fascinantes et terrifiantes montagnes semblent toujours reculer. La nature, symbole de liberté, de protection ou de danger tient ici une place importante. La pratique, la connaissance et l’amour de l’auteur pour la montagne rend l’effort physique des protagonistes, les difficultés de l’escalade et des descentes, avec une précision et une intensité palpables. Garri, le guide patient, fiable et charismatique, veille sans faillir sur le groupe, sait proposer une pause quand il sent l’un ou l’autre flancher, et en profite pour attirer l’attention de ses compagnons sur la beauté du paysage qui les entoure comme pour y puiser de nouvelles ressources. Il prend soin aussi que Saul, le poète fragile que les oiseaux et la moindre plante inconnus subjuguent, ne reste pas trop à la traîne, qu’Ennet l’exubérant, qui aime à murmurer des mélodies en marchant et à sauter partout, ne s’épuise ni se blesse. Il s’appuie parfois sur Jammar, roc solide et solitaire non dénué de solidarité sous son air ombrageux, seul à connaître avec lui leur destination, quand un choix délicat d’itinéraire se présente. Et au fil des kilomètres, les obstacles vont resserrer les liens entre ces hommes qui se connaissaient peu. À partir de quelques souvenirs ou de brèves confidences échangées le soir auprès du feu, à force de partager efforts, angoisses, espoirs, émotions et repas, tous se révèlent par petites touches, assez pour que le lecteur puisse entrer en empathie avec eux mais trop peu pour entamer leurs secrets et les connaître vraiment. C’est une équipe soudée et fraternelle qui affrontera la montagne à la fin de ce périple initiatique sous-tendu par un désir immense de liberté et de renaissance. Cette fuite des quatre hommes vers un ailleurs où ils pourraient tout simplement vivre et trouver place, laisse la part belle au mystère. Sur le pays et l’époque où se déroule l’action, aucun indice ne nous est fourni. Sur la cause de leur regroupement dans un camp de longues années et le contexte ou la nature du pouvoir qui les a ainsi privés de liberté non plus. Par ce biais, l’auteur fait de son récit une parabole universelle et intemporelle qui dépasse les protagonistes et leur périple pour renvoyer à ces migrants, réfugiés et exilés de partout et de tout temps qui fuient le malheur, guerre, catastrophe naturelle, faim ou dictature, et franchissent dans des conditions périlleuses et incertaines frontières et mers pour enfin revivre et avoir un avenir. Nord-Est est une histoire d’êtres humains qui composent avec ce qu’ils sont, ont vécu, et avec ce que collectivement ils peuvent être et devenir. Le flou qui entoure l’existence et les sentiments intimes des personnages (perte de la parole inexpliquée de Saul, identité du sujet de la photo portée sur lui par Jammar, vie antérieure de Ruslan, famille d’Ennet) rend cette superposition d’autres itinéraires avec les leurs d’autant plus aisée. Cette retenue, ces vides, ces silences élargissent l’espace et le propos apportant une intensité émotionnelle supplémentaire au roman. Ce texte à la langue sobre et pudique, qui conjugue sensibilité et puissance d’évocation, intègre, en alternance avec les descriptions de la nature environnante et le temps physique de la marche des quatre taiseux, de nombreux dialogues, courts et réduits à l’os, comme un écho à leur souffle venu rythmer le récit. Il s’en dégage aussi une indéniable poésie des images (Ennet face au ciel lors de la mort du cheval, geste de Tanya sacrifiant sa longue chevelure pour deux livres illustrés, photo de Jammar qui s’efface, funérailles dans la cavité secrète d’un roc qu’infiltre un rai de lumière au soleil couchant) et celle des mots écrits par Saul dans son carnet, paroles de l’intime et de l’émotion venue remplacer celle qui plus jamais ne sortira de sa bouche. Dominique Baillon-Lalande (12/11/20) |
Sommaire Lectures La fosse aux ours (Septembre 2020) 216 pages - 18 €
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