Je vous regarde, recueil sur le thème de la pauvreté, de la rue et des SDF, est composé de vingt-sept portraits noir & blanc (vingt et un hommes et six femmes), photographiés de face en conditions naturelles dans une logique de l’instantané par Jean-Michel Marchetti. Le cadrage très resserré focalise le regard sur l’expression des yeux et de la bouche.
Face à chacun des clichés, en une page ou une page et demie, Jean-Claude Tardif donne la parole à ces marginaux, ces exilés, ces ombres de la rue et du métro. Tentant de voir à travers leur regard et de déchiffrer leur timide sourire, au-delà de leur solitude et leur détresse, il leur invente un parcours de vie, des souvenirs d’avant, des amours et des rêves.
Chaque séquence est sans titre mais numérotée en tête de 1 à 27, peut-être en écho à l’anonymat même de ces marginaux à qui la société et la rue semblent avoir volé toute identité personnelle.
« Vous me dites étranger et cela vous rassure, éloigne de vous ce reflet que je vous renvoie. » (N°16)
« Moi je ne voyage jamais bien loin, j’ai perdu les géographies en même temps que s’est égaré le temps ; ma façon de compter les heures, les secondes qui ne m’appartiennent plus. (…) Je ne suis qu’une ombre dans vos rues, dans vos nuits et les miennes. » (N°26)
La blessure que constitue pour tous le regard fuyant des passants, perçu comme une négation même de leur existence, s’y exprime de façon récurrente.
« Je devine votre gêne à la façon dont vos yeux évitent les miens, si mobiles, si vivants ! Ils sont ce qui me reste dans ce visage qui hésite maintenant entre Brueghel et Goya, et vous voudriez qu’ils s’éteignent mes yeux, se fassent moins lucides (…) Regardez-moi et osez m’appeler Colombe ! Il y a si longtemps que personne ne l’a fait, n’a prononcé mon prénom. » (N°12)
Et puis il y ces nuits terribles et interminables dans la rue, le froid, la solitude, la colère, à l’occasion.
« La nuit s’en va. Je l’ai portée à bout de bras. Endoloris mes pensées comme mes mots. Plastiques et cartons. Le vent aussi. Je cherche mon nom comme une raison de vivre. » (N°1)
« C’est la rue qui vous trouve ! Soudain vous y portez des frusques qui ne sont pas les vôtres, y rêvez des rêves qui ne vous appartiennent plus ; puis vous finissez par ne plus y rêver ; n’y dormir qu’à peine. L’un de vos yeux comme la lune y demeure grand ouvert jusqu’à l’aube ; au jour d’après. » (N°17)
« La colère me colle à la peau. Ma colère et mon silence m’ont fait un second visage. Je les porte sur moi, partout. Comme ma peau ils se sont ridés, tavelés. » (N°19)
Si le désespoir est palpable, parfois, certains textes nous entraînent dans un ailleurs heureux, fantasmé ou réel décliné au passé. « Je ne fixe qu’elle, une photo de ma jeunesse, pendant que ma main tremble alors que je cherche à me rappeler. » (N°15)
On y voyage ainsi jusqu’à la route de la soie (N°10) ou y accoste sur une île baignée de couleurs et d’odeurs (N°18). On apprécie aussi la force de certains de ces marginaux, comme celui qui se raccroche aux vers de Miguel Ángel Asturias (N°24) ou l’humour chez celui qui en référence à Beckett se fait appeler Godot (N° 25). On s’y émeut aussi quand l’un d’entre eux, errant sans répit dans le quartier « pour se sentir vivant », est fasciné par la peinture d’un paysage enneigé exposé dans la vitrine d’une galerie déclenchant la folle envie de « toucher la neige » avant d’échouer sur un banc, sous les flocons qui tombent (N°14).
La rencontre supposée et non dénuée d’humour entre un vieil ouvrier analphabète souriant et son fils devenu un jeune cadre dynamique en costume honteux de ce père que la pauvreté a rattrapé, vient conclure le livre par un bel hommage à la valeur cachée d’un être avec lequel même les siens, pervertis par le poids des apparences et des codes, ont rompu le contact. (N°27)
Que l’écrivain s’inscrive dans le registre de la réalité brute ou du rêve, son écriture imagée et poétique capable d’esquisser en peu de mots un vrai personnage au plus près de l’émotion, sonne si juste que le lecteur en vient à oublier le caractère contraint et imaginaire de ces vingt-sept récits venus se conjuguer aux portraits sensibles photographiés par Jean-Michel Marchetti. Il est vrai que c’est là leur troisième collaboration mais cette complicité qui semble les lier est sans nul doute un atout pour parvenir à un équilibre aussi parfait. Dans Je vous regarde, quand le premier sort de l’ombre ces anonymes invisibles, nous suggérant à travers les visages la singularité et la beauté intérieure de ceux qui les habitent, le deuxième leur donne voix par de fausses confidences, des bribes de vie inventées si semblables à ce que nous ou les nôtres avons pu connaître. Et c’est par cette convergence que tous deux réussissent le temps du livre à ré-ouvrir la porte de la grande communauté humaine à ces laissés pour compte.
Cette fresque fraternelle et solidaire que n’impactent ni le misérabilisme, ni le sensationnel, ni l’apitoiement, dans son positionnement hors tout stéréotype et préjugé, puise dans cette humilité, cette simplicité et ce respect bienveillant, toute sa puissance. Du bel ouvrage.
Dominique Baillon-Lalande
(22/02/21)